Dans J’entends plus la guitare, le moment filmique qui mène Gérard et Martin vers l’ultime séquence où ils sont en co-présence à Berlin apparaît dans cette perspective important [séq. 47 et séq. 48]. D’abord, parce que la relation entre Gérard et Martin intéresse particulièrement cette étude. En effet, dans la presque totalité des séquences où les personnages sont montrés en présence, il s’agit d’une situation exclusivement entre deux personnes. De plus, à Positano, Paris ou Berlin, dans les rues, sur la plage, les cafés ou les appartements, Gérard et Martin ne sont jamais vraiment montrés en situation de partager leur relation avec un tiers 223 , encore moins avec le reste du monde humain 224 . Le lien qui les unit apparaît par là comme fondamentalement duel, longtemps garant d’une réciprocité qui en fait sans doute tout le prix même si elle peut virer, à leurs dépens, au mimétisme (ils se font « larguer » en même temps). C’est en tout cas longtemps un lien fort. De fait, dans J’entends plus la guitare l’amitié que se portent mutuellement Gérard et Martin occupe un pan non négligeable du récit et, dans ce film clairement structuré en époques 225 , des scènes entre les deux hommes apparaissent dans quatre des cinq époques. Mais en traversant différents âges de leur vie, leur relation ne va pas sans changer de nature. De complices, confidents et compagnons d’infortune sentimentale qu’ils sont l’un pour l’autre à Positano et encore à Paris, ils deviennent pratiquement deux étrangers sourds aux préoccupations de l’autre quand ils se revoient à Berlin 226 . C’est tout juste si Gérard comprend ce dont Martin, toujours perclus de pensées définitives, lui parle quand ce dernier n’a que peu de considération pour son nouveau statut de père. Tous deux, sans doute, ont « trahi leur jeunesse » 227 mais ils ont pris des voies bien différentes pour le faire 228 . Jacques Aumont affirme, dans une étude sur J’entends plus la guitare, que chez « Garrel, on ne peut ni échapper au temps, ni s’égaler à lui, il faut l’habiter. » 229 Gérard et Martin sont, par excellence, les deux personnages qui habitent le temps dans J’entends plus la guitare – quand Lolla paraît vite oubliée par le film, quand Marianne meurt trop jeune. Mais le prix à payer est sans doute l’intensité, voire la réalité de leur amitié, qui s’est perdue avec les idéaux de leur jeunesse.
À Berlin, après s’être recueilli sur la tombe de Marianne, Gérard se rend donc chez Martin. La construction de la co-présence est ici un processus à compréhension retardée : ce n’est qu’une fois la fin du parcours de Gérard présentée – significativement figurée par un très gros plan du visage de Martin – que le spectateur sait à quoi devait aboutir ce parcours. Si l’on peut attribuer pour finalité au parcours de Gérard sa visite rendue à Martin, c’est surtout grâce à la musique extra-diégétique. L’arrivée de Gérard chez Martin n’est en effet jamais montrée et une ellipse très franche sépare le dernier plan du parcours du plan sur le visage de Martin. Seule la musique assure une réelle continuité et un effet d’enjambement entre la construction de la co-présence et la co-présence elle-même parce qu’elle prend en écharpe les plans du parcours avant de venir mourir sur le début du plan du visage de Martin. La musique joue ici un rôle de raccord qui restaure en partie l’intégrité du processus d’élaboration de la co-présence. La musique a ici une valeur sémantique et cognitive : c’est elle qui permet vraiment de comprendre que le parcours de Gérard est un parcours de construction de la co-présence.
Comment est élaboré ce parcours ? D’un point de vue narratologique, il s’agit d’un très bref sommaire. Un sommaire un peu particulier puisque dans un segment de film constitué de trois plans, deux seulement participent effectivement du parcours de Gérard : le premier et le troisième. Mais c’est un sommaire tout de même dans lequel le choix des plans n’est pas sans importance sémantique. Sans doute, ici, « chaque image vaut pour plus qu’elle-même et est ressentie comme prélevée sur un groupe d’autres images possibles représentant une phase d’un procès. » 230 Mais les images du parcours valent d’abord en elles-mêmes et ont été sélectionnées aux détriments de celles qui auraient pu venir à leur place. Par conséquent, il convient d’être attentif à la nature de ces images, a fortiori si leur contenu diégétique paraît de prime abord d’un faible intérêt.
Après un dernier plan sur le coin de la dalle noire de la tombe de Marianne (une partie du dos de Gérard est visible, mais flou, à l’avant-plan), apparaît un large plan où Gérard marche seul dans une rue de Berlin, sa valise marron à la main. Le plan est fixe et propose, chose rare dans les films de la quatrième période, une grande profondeur de champ : en fond de plan, la façade grise et morose d’un immeuble barre le plan de toute sa hauteur alors qu’est stationnée devant elle une massive caravane blanche. De ce fait, Gérard, filmé de dos, est situé dans une large portion d’espace qui s’étend devant lui. Il s’éloigne de la caméra, devenant un peu plus petit dans le cadre à chaque pas. Le plan s’achève au moment où Gérard a presque atteint le bout de la rue.
Parce qu’il s’ouvre sur l’image d’une homme qui marche, ce plan actualise l’idée de parcours. André Gardies, dans L’Espace au cinéma, effectue une distinction sémio-narratologique entre trajet, parcours et itinéraire. Ils constituent les trois formes possibles du concept qu’il forge « d’espace-liaison » 231 . Sans se conformer exactement à sa typologie 232 , il semble surtout pertinent en l’occurrence de s’accorder avec lui sur l’importance qu’il faut témoigner au sujet qui agit au cœur de ces espaces-liaisons et pour qui « la liaison [prend] la forme d’un déplacement » 233 . C’est finalement le sujet qui fait le parcours parce qu’un espace-liaison n’est vraiment tel que pour l’homme : « l’espace n’a de sens que pour autant qu’il est saisi par un sujet » 234 . A.-J. Greimas le disait déjà, dans un propos plus général et englobant : l’espace « n’est là que pour être pris en charge et signifie autre chose que l’espace, c’est-à-dire l’homme, qui est le signifié de tous les langages. » 235 En nous montrant Gérard ne faisant rien d’autre que traverser un espace, Philippe Garrel met donc en scène un « déplacement pur » 236 qui prend toute sa dimension à être lu dans le rapport qu’il entretient avec l’espace où il s’effectue. Or, dans ce plan, Gérard marche à gauche de la rue et longe la façade d’un immeuble dont l’ombre projetée dessine au sol une séparation nette entre une zone ombrée, très sombre, et une zone ensoleillée, presque blanche. Surtout, pendant la majeure partie du plan Gérard marche exactement sur la ligne de démarcation entre ombre et lumière, entre sombre et clair, comme un funambule sur son fil. Dans ce plan, Gérard ne traverse aucun élément spatial qui pourrait venir signifier une coupure, sinon l’espace-liaison lui-même. Mais il marche au milieu d’une coupure ou, pour mieux dire, il marche dans une coupure. Cette fois, ce n’est plus le personnage qui passe par une coupure, c’est une coupure qui passe par lui. Coupure qui semble le conformer à son ordre : figurativement, la silhouette de Gérard se retrouve clivée en deux parties, comme si désormais se mêlait en lui une face lunaire et une face solaire.
Le troisième plan donne à voir Gérard, toujours porteur de sa valise, au milieu d’une route à double sens traversée de voitures roulant à vive allure. Après quelques pas de côté sur la gauche pour laisser passer une série de voitures, Gérard profite d’un espace libre pour s’engager plus avant sur la route. Il traverse en accélérant le pas, afin de rejoindre le trottoir qui lui fait face. Le plan s’achève avant que Gérard n’ait rejoint ce trottoir. Pour simple et banale qu’elle soit, la dernière situation dans laquelle se trouve Gérard avant qu’on ne le retrouve en co-présence de Martin est donc une situation où un corps doit éviter des obstacles pour arriver à franchir un espace. Quoique d’une manière différente que dans le premier plan, le rapport que Gérard entretient avec la portion d’espace dans laquelle il se trouve constitue là aussi l’essentiel de la matière dramatique. Il est d’abord remarquable que cette portion d’espace appartienne moins à l’ordre du lieu que du « non-lieu », au sens que Marc Augé a donné à ce terme 237 . Une route à forte circulation est par essence un espace dans lequel l’humain ne peut s’installer : c’est un espace transitoire, dont l’occupation est généralement éphémère parce qu’elle n’est que passage. En ce sens, une route est un espace parenthèse qui a pour vocation d’être franchi. Si elle est un espace-liaison, elle est aussi et d’abord un espace-coupure. Ensuite, il s’agit pour Gérard de trouver sa place et d’intégrer son déplacement dans un espace qui, en lui-même coupure, a aussi la particularité d’être conditionné par les coupures. Ces coupures sont générées par le défilement des voitures qui zèbrent l’espace. Ce sont aussi les coupures que constituent les espaces et les laps de temps entre deux voitures qui représentent autant de « fenêtres de tir » potentielles pour permettre à Gérard de poursuivre son chemin. Dans ce plan, Gérard est donc aux prises avec différents états de la coupure.
Entre les deux plans qui donnent à voir Gérard est insérée une vue très large sur une partie de la Spree, la rivière qui traverse Berlin. Dans ce plan, Gérard n’est plus visible. Le parcours de Gérard est clairement scindé en deux « étapes » différentes, qu’une image-paysage se charge de séparer et de maintenir à distance l’une de l’autre. Ce plan sur la Spree n’est donc pas réductible à sa tonalité mélancolique (indéniable tant les eaux grises de la rivière et la musique semblent se prêter mutuellement la main pour sécréter, pendant quelques secondes, une atmosphère de tristesse douloureuse). Il a aussi une valeur disjonctive. Il instaure au cœur du parcours de Gérard tel qu’il se donne à voir au niveau filmique une pause qui fragmente ce parcours en deux. Comme s’il s’agissait de relayer au niveau filmique les coupures intradiégétiques des deux autres plans, la coupure se fait cette fois extra-diégétique. Comme si, frayant déjà de lui-même avec de multiples coupures, le parcours de Gérard devait nécessairement, en lui-même et dans son ensemble, en passer par le truchement de la coupure [Planche IV].
Sur la seule séquence qui pourrait vraiment venir contredire ce principe dramaturgique, cf. Chapitre IV.
À cet égard, le plan qui montre Martin et Gérard sur la plage à Positano est caractéristique [séq. 4]. L’environnement sonore de ce plan mêle au bruit du sac et ressac de la mer le son de quelques voix anonymes. Ainsi, autour de Martin et Gérard le monde humain est présent et semble les entourer de sa présence. Pour autant l’attitude de Gérard et Martin est sans ambiguïté : à aucun moment ils ne manifestent qu’ils sont en relation avec ce monde humain.
Nous revenons dans le chapitre IV sur les raisons qui autorisent à considérer les cinq parties de J’entends plus la guitare comme des « époques ».
Gérard pose une question de pure forme à Martin – « Ça marche la peinture ? » – et ne réagit pas quand ce dernier lui expose sa « nouvelle philosophie ». Inversement, alors que Gérard s’enthousiasme sur le fait d’avoir un fils, Martin lui coupe la parole pour lui demander s’il veut un café.
La trahison de leur jeunesse par les adultes est un thème fréquent dans les propos de Philippe Garrel, qui y voit presque une forme de fatalité à laquelle on ne peut se soustraire. Cf. par exemple, Thierry Jousse, « Le Refus du drame », art. cit., p. 28.
Gérard a trahi sa volonté d’être « un héros », comme le dit auparavant Marianne, en devenant simplement un homme, qui trouve d’abord son bonheur dans le fait d’être père. Martin paraît être resté plus fidèle à son passé : peintre qu’il était, peintre il est toujours. Mais c’est tout le sens des propos qu’il tient à Gérard lors de cette dernière entrevue que de faire saisir combien il a changé : sa peinture est d’abord pour lui un moyen de vivre (« Je vends tout ce que je fais ») et sa vision de la vie est à l’opposée de celle qu’il développait dans sa jeunesse (« On pensait que… maintenant j’ai compris que c’est exactement le contraire qui est vrai. »).
Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 202.
Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 132.
André Gardies, L’Espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, pp. 114-115. André Gardies a développé et amplifié sa réflexion sur la question dans un article ultérieur, « Les Lieux passeurs » in Marie-Françoise Grange et Eric Vandecasteele (dir.), Arts plastiques et cinéma, Les Territoires du passeur, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 1998, pp. 47-58.
Il nous semble en effet que ce que nous nommons parcours serait sans doute nommé trajet par André Gardies, étant donné que les parcours que nous étudions n’ont de sens que tendus vers leur fin (la mise en place d’une situation de co-présence). En effet, pour André Gardies le trajet « désignerait la vectorisation qui conduit d’un point à un autre », alors que le parcours « désignerait l’espace unidimensionnel compris entre les deux points de départ et d’arrivée. » Cf. op. cit., p. 115. Mais étant donné que dans les différents moments que nous étudions où s’élabore une co-présence, c’est avant tout la manière dont un personnage est inscrit dans une démarche, le terme de parcours nous semble finalement plus idoine. Tout est ici question de perspective.
André Gardies, op. cit., p. 115.
Ibid., p. 115.
A.-J. Greimas, « Pour une sémiotique topologique » in Sémiotiques et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 130. Cité dans : André Gardies, op. cit., p. 115.
André Gardies, « Les lieux passeurs », art. cit., p. 53.
Marc Augé, Non-Lieux, op. cit., pp. 97 et suivantes. Pour Marc Augé, les routes et les autoroutes représentent, avec les aéroports, les supermarchés, les camps de transit et autres espaces du même type des non-lieux qui, entre autres, ont la particularité en temps normal de n’être que des parenthèses dans la vie de leurs usagers. Marc Augé analyse particulièrement les effets engendrés sur le comportement des usagers des aéroports par le fait d’entrer, pour un laps de temps déterminé, dans un espace qui les coupe en partie des impératifs de la vie sociale.