Les trois plans à travers lesquels l’ultime moment de co-présence entre Gérard et Martin s’échaffaude accumulent donc les effets de coupure. Ces effets frappent d’autant plus que le segment de film en question n’a pas grande importance sur le plan de la narration. Rien ne se joue ici qui, du point de vue actantiel par exemple, soit déterminant ou même simplement remarquable. Le narratif n’est pas ici ce qui compte. Un tel déficit narratif, sauf à penser que Philippe Garrel a seulement fait du remplissage, invite donc à envisager cette séquence sur un plan symbolique. D’autre part, sans correspondre exactement à la définition que Christian Metz se faisait de la « séquence par épisodes » 238 , ce segment de film repose sur des principes qui lui sont proches (le fait que ce soit un sommaire, notamment) et appelle le même type de commentaire que celui que Christian Metz formulait : « […] chacune des images qui est partie prenante dans la consécution apparaît nettement comme un résumé symbolique d’un stade dans une évolution assez longue que la séquence globale condense. » 239 Dans le passage de J’entends plus la guitare en question, seuls les deux plans qui montrent Gérard participent de ce « stade de l’évolution » dont parle Christian Metz et façonnent donc un résumé symbolique. Mais parce que le plan sur la Spree est inséré entre ces deux plans et parce qu’il s’intègre harmonieusement à l’ensemble si l’on envisage le segment sous l’angle de la coupure, sa participation au registre du symbolique n’est pas moindre.
Le parcours de Gérard pour une dernière situation de co-présence avec Martin apparaît donc comme un parcours éminemment symbolique. « Éminemment », parce que symbolique autant par le contenu des plans que par le choix syntagmatique opéré. À travers ces trois plans, ce qui est donné à voir au spectateur, c’est le personnage de Gérard inscrit dans un déplacement symbolique. Parcours du clivage autant que parcours clivé, ce parcours de construction d’une co-présence ne peut que rappeler et symboliser les écarts et les distances, bien plus amicaux et moraux que physiques, qui se sont installés entre Martin et Gérard et que ce dernier doit nécessairement dépasser pour aller retrouver le second. Gérard franchit une barrière de voitures, comme les deux parties de son parcours paraissent enjamber la rivière : l’ordre symbolique opère pour faire sentir combien la co-présence qui suit est comme « arrachée » aux coupures. Mais c’est dans le premier plan que la dimension symbolique est la plus sensible. Parce qu’il est coupé en deux, et parce que la structuration d’ensemble de la séquence semble relever du registre du symbolique, il est évidemment tentant de voir dans le clivage figuratif de la silhouette de Gérard une expression visuelle du clivage intérieur qui doit être le sien à ce moment-là. Sans doute, après s’être recueilli sur la tombe de Marianne, Gérard est-il plus tiraillé que jamais entre son passé (que la mort de Marianne est venue définitivement « enterrer ») et son présent, qui a fait de lui un homme bien différent de celui qu’il était. À cet instant, Gérard est alors moins un personnage qu’une personne symbolique : porteur de deux « faces » distinctes qu’il réunit en lui, le clivage figuratif dont il est l’objet traduit symboliquement combien il s’avance vers le moment de co-présence porteur d’une ancienne amitié dont il n’est plus pour autant le garant. Nul doute que le moment de co-présence qui suit, tissé d’indifférence, en subisse les conséquences.
Cette séquence paraît donc emblématique de la nature symbolique des processus de construction dans les films de la quatrième période. Mais à s’en tenir à elle, le risque, et pour tout dire l’erreur, serait de penser que processus symbolique de construction de la co-présence et narration sont antinomiques dans les films de la quatrième période. Or, si en l’espèce la narration n’est pas ce qui compte, l’une des forces des films de Philippe Garrel est bien souvent d’arriver à mêler le processus symbolique de construction de la co-présence au sein même du processus narratif, comme un filigrane. Le processus symbolique s’impose alors sous la forme de lignes de forces symboliques, qui génèrent un ordre deuxième et parallèle à l’ordre narratif. Là encore, on ne peut se soustraire à un exemple un peu développé pour le mettre en évidence.
Rappelons la définition de la séquence par épisodes selon Christian Metz : « Définition : la séquence aligne un certain nombre de brèves scénettes, séparées le plus souvent les unes des autres par des effets optiques (fondus-enchaînés, etc…), et qui se succèdent par ordre chronologique ; aucune de ces évocations n’est traitée avec toute l’ampleur syntagmatique qu’elle aurait pu comporter ; c’est leur ensemble seul, et non chacune d’elles, qui est pris en compte par le film, commutable avec une séquence ordinaire, et qui constitue donc un segment autonome. » Cf. Essais sur la significations au cinéma, op. cit., p. 132. Deux raisons essentielles empêchent que le segment de J’entends plus la guitare étudié soit une séquence par épisodes. Premièrement, les trois plans analysés participent d’un segment filmique plus vaste. Deuxièmement, le plan sur la Spree représente un insert dont le caractère hétérogène met en crise, voire ruine, du point de vue visuel tout au moins, l’unité syntagmatique.
Christian Metz, op. cit., p. 132. Nous soulignons uniquement « résumé symbolique ».