Voyage à Rome

Dans La Naissance de l’amour, la relation d’amour et de désamour entre Hélène et Marcus constitue « l’intrigue » la plus exploitée par le film, si l’on considère la récurrence avec laquelle il fait retour sur la question. Marcus aime Hélène, Hélène ne l’aime plus et le quitte : il n’en faut pas plus dans un film de Philippe Garrel pour qu’il y ait là matière à histoire. La Naissance de l’amour est aussi le récit d’un homme, Marcus, résolu à ne pas admettre une rupture avec la femme qu’il aime, quand de son côté, Paul, ne fait rien pour retenir Ulrika qui peut-être n’attend que ça 240 . À travers les confessions et démarches de Marcus, le spectateur est donc amené à suivre l’évolution d’une relation qui mène un homme du dépit à l’émotion contenue au cours d’un moment qui est peut-être 241 celui de la reconquête.

Pour retrouver Hélène, Marcus doit se rendre à Rome où elle travaille à la restauration des fresques d’une église. Dans La Naissance de l’amour, il y a deux voyages romains. Le premier est solitaire. Rapporté au second, il est notable que ce premier voyage, en tant que parcours, ne soit pas montré, sinon dans les ultimes secondes qui séparent Marcus d’Hélène. La séquence débute sur Marcus, marchant à vive allure, un sac de voyage à la main : il arpente les derniers mètres qui vont le mener dans l’église où il va revoir Hélène [séq. 22]. Plutôt qu’un voyage, c’est donc la finalité et le résultat d’un voyage que Philippe Garrel fait voir. Comme s’il s’agissait beaucoup moins cette première fois de rendre sensible la manière dont se construit la co-présence entre les deux personnages, que d’en arriver vite au lieu en tension que va représenter cette co-présence. Car ce premier voyage est le voyage de la plus grande déconvenue. Hélène ne veut pas parler à Marcus, sinon pour lui renvoyer au visage les raisons qui ont motivé chez elle la rupture ou des constats terribles qui ne doivent lui laisser aucune illusion quant à la vérité du désamour qu’elle lui porte. C’est le voyage où Marcus se brise le nez sur la détermination d’Hélène, qui n’en peut plus de cet homme qui, à force de vouloir donner un sens à « sa » vie, en a oublié la femme qu’il aime. Ce premier voyage est aussi celui de la découverte, hallucinée, qu’une femme qu’il croyait connaître peut se laisser aller à des mœurs qui lui étaient étrangers. Marcus, en découvrant les sous-vêtements affriolants d’Hélène, qu’elle porte parce que cela excite son nouvel amant, n’en revient pas : il part en répétant comme une ritournelle obsessionnelle « ça l’excite ! », donnant l’impression d’avoir rencontré non pas l’une des formes possibles de l’érotisme, mais la tristesse de la chair incarnée. Ce premier voyage accuse donc les formes d’une rupture qui, de ce fait, semble définitive et irrémédiable.

Tout autre est le second voyage de Rome. Philippe Garrel semble d’ailleurs avoir pris soin de différencier les deux parcours par inversion de leurs formes. Autant le premier voyage n’était pas montré, autant le second est développé. Autant la situation de co-présence auquel aboutissait le premier voyage est étirée et source d’un dialogue riche et abondant, autant la seconde, totalement muette, semble relever d’un art de l’esquisse. Le premier voyage de Marcus était solitaire, le second se fait en compagnie de Paul, ami servant de chauffeur et d’oreille attentive. Le premier voyage s’achevait sur un sentiment de fin, le second marque un recommencement possible.

Il ne faut pas moins de cinq séquences pour développer ce second voyage, ce qui dit l’importance que Philippe Garrel lui accorde [séq. 50 à séq. 54]. Une première séquence fait entrer le spectateur in medias res, Marcus et Paul étant déjà en voiture, roulant à vive allure sur une route de nuit. C’est de loin la plus longue des cinq séquences. Elle donne lieu à un dialogue fourni, où Marcus monopolise presque la parole. La seconde se déroule, sans doute au petit matin et dans un paysage de montage, à la frontière franco-italienne : Marcus et Paul se voient contraints de s’arrêter au poste frontière pour que le douanier vérifie leur identité et les laisse finalement entrer en Italie. La troisième retrouve les deux amis roulant de jour sur un tronçon d’autoroute en Toscane 242 . La quatrième séquence donne à voir la voiture de Paul et Marcus venant se garer devant l’hôtel où les deux hommes ont réservé une chambre. La cinquième, enfin, montre Marcus téléphonant à Hélène, d’une cabine située dans le hall de l’hôtel. Il ne s’agit pas ici de s’arrêter sur chacun des épisodes du parcours, mais de souligner les principales lignes de force symboliques qui organisent l’ensemble. Elles sont au nombre de deux.

Notes
240.

Avant de prendre le train de la rupture et de l’éloignement définitif avec Paul, Ulrika adresse, comme un ultime espoir, ce message qui somme Paul de réagir et auquel il ne réagit pas : « Mais pour moi, un type, c’est quelqu’un qui t’expédie des mots durs au visage, comme une poignée de cailloux qu’il flanquerait aux carreaux de quelqu’un qui dort. Et si ce ne sont pas des mots durs, des mots plaisants, des mots d’amour. Je suis la personne qui dort. Je suis la personne qui dort. » [séq. 41].

241.

La raison de ce « peut-être » trouvera à s’éclairer dans la deuxième partie de ce chapitre.

242.

Il est possible de savoir que Paul et Marcus se trouvent à ce moment-là en Toscane parce que Paul fait la proposition d’aller voir « pas loin » la Madona de Monterchi, près d’Arezzo.