Lignes de force symboliques

La première d’entre elles réside dans la progressivité du rapprochement de Marcus par rapport à Hélène. Le découpage en séquences le suggère en lui-même assez : Marcus ne rejoint pas Hélène directement, mais selon la logique d’un découpage qui segmente le parcours en « tessons ». Sans briser la vectorisation du parcours, ils la scandent en moments différenciés. Les ellipses entre chaque séquence, parfois très importantes (passage brutal de la nuit au jour), ne font que rendre plus sensible l’effet de scansion. Par conséquent, l’avancée de Marcus vers Hélène a certes quelque chose de déterminé, presque d’inexorable – Rome est pour Marcus une « destination » 243 qui engage toute sa responsabilité – mais selon un mouvement discontinu qui en ralentit quelque peu la progression. Au niveau diégétique, Marcus effectue des « stations » dans le procès symbolique qui le conduit à Hélène – sans néanmoins conférer au terme de station le sens spécifique et tourmenté qu’il a pris dans l’exégèse et l’iconographie chrétiennes. En effet, ces arrêts sont plus que de simples arrêts : ils constituent autant de pauses qui consistent à donner de l’ampleur à leur dépassement et à l’étape qui suit. Dans cette perspective, la conception que Marcus se fait du voyage en voiture est importante. Une voiture est moins pour lui un moyen de locomotion qu’un espace, en lui-même confiné, qui s’inscrit dans le temps sur le mode de la « limitation ». Permettant d’autant mieux à l’imagination de se débrider, la voiture s’accompagne donc d’un espace/temps particulier qui semble déjà faire du procès une immense station. La voiture de Paul est d’ailleurs montrée deux fois en position d’arrêt (à la frontière franco-italienne, devant l’hôtel), constituant les deux premières stations. La troisième est représentée par le moment où Marcus, avant qu’on ne le retrouve chez Hélène, prend soin de lui téléphoner : son immobilité dans l’image à ce moment-là, avant de se précipiter à nouveau dans la rue pour rejoindre Hélène, ne manque pas d’être significative. Le rapprochement de Marcus et d’Hélène passe donc par des arrêts symboliques qui retiennent un temps le mouvement de progression, confèrent presque au voyage une allure de suspense et soulignent que réduire la distance qui sépare ces deux êtres relève d’un ample mouvement de suturation. Comme lorsqu’un fil recoud une plaie, les stations de Marcus sont autant de « points » par où en passe l’aiguille : ils freinent un temps son avancée avant que son mouvement se relance.

La deuxième ligne de force symbolique est le passage de la frontière. Pour se trouver à nouveau en co-présence d’Hélène, Marcus doit franchir cette gigantesque séparation qu’est une frontière et il est notable que le moment du passage constitue à lui seul une séquence. Philippe Garrel insiste d’ailleurs, de deux manières différentes, sur l’importance de ce passage. D’abord, Marcus et Paul sont arrêtés par le douanier, qui les examine d’un œil soupçonneux et Marcus est obligé de sortir du sommeil pour montrer ses yeux. En somme, avant de passer la frontière, Marcus et Paul sont contraints de séjourner sur cette frontière et d’en subir certains effets : comme si le passage de la frontière ne pouvait s’effectuer sans que celle-ci n’imprime sa marque. Ensuite, une fois la frontière passée, Paul fait cette affirmation : « C’est quand même autre chose l’Italie », alors même que rien de ce qui est représenté dans le plan 244 ne vient connoter l’« italianité » de l’espace/temps dans lequel les deux hommes se trouvent. Affirmation qui provoque une moue douteuse de Marcus – « Tu vois la différence ? », demande-t-il –, laquelle permet alors à Paul de préciser : « J’y suis dans la différence. Je la sens, au fond ». Passer la coupure-frontière, c’est donc entrer symboliquement dans la différence. Le passage de la frontière est différenciant. Bien qu’il ne semble pas précisément en avoir conscience, Marcus est donc engagé dans un processus de construction de la co-présence qui le conduit à faire l’épreuve de la différence – et le fait qu’elle se produise à son insu ne donne que plus d’importance à cette épreuve pour ce personnage. Processus symbolique 245 , ancré dans le fort intime comme le suggère explicitement Paul, cette épreuve est celle qui témoigne le mieux de l’importance qu’il y a à accorder au franchissement de la coupure parmi tous les moments de construction de la co-présence dans les films de la quatrième période.

Notes
243.

Marcus dit à Paul : « Jusqu’à présent, j’avais pensé que j’avais un destin, et qu’en fin de compte, ma responsabilité était très limitée. Par exemple, autrefois, j’aurais pensé, mon destin est d’aller à Rome avec Paul. Aujourd’hui, je sais que ce n’est pas vrai. Rome n’est pas notre destin, c’est notre destination. »

244.

Cadrés en plans rapprochés, seuls les deux hommes sont vraiment visibles. Le paysage est tout sauf caractéristique et se limite pratiquement à un pan de ciel gris.

245.

Sur le rapport entre symbolique et différence. Cf. « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » in Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, p. 247.