La question de l’émotion

Cette prégnance n’est jamais plus sensible que dans la teneur émotionnelle des liens qui s’établissent à l’issue d’un processus de construction de co-présence. Plusieurs raisons invitent, d’ailleurs, à s’intéresser à cette teneur. Premièrement, le registre de l’émotion est, selon certains critiques, ce que le cinéma de Philippe Garrel aurait « retrouvé » après les périodes plus formalistes du cinéaste. Nombreuses sont les formules critiques qui insistent ou sur le degré et la qualité d’émotion que les films de Garrel provoqueraient 246 depuis L’Enfant secret ou sur leur capacité à capter les émotions contemporaines 247 . Au-delà de leur plus ou moins grande justesse, ces propos critiques sont surtout intéressants parce qu’ils s’accordent pour désigner l’émotion comme le lieu d’un enjeu du cinéma de Philippe Garrel et invitent donc l’analyse à explorer cette voie. Ensuite, parce que l’émotion, quelle que soit sa nature, participe de chacun de ces liens. Même entre Jeanne et Minouchette dans Les Baisers de secours, où le dialogue est abondant et la situation de co-présence l’occasion d’une tractation de rôle houleuse, l’émotion n’est pas en reste : colère, agressivité, désespoir, tristesse mais aussi peut-être une joie finale pour Minouchette forment une partie du fond émotionnel de cette séquence [séq. 2]. Ensuite encore, parce qu’il arrive que ce soit essentiellement, pour ne pas dire uniquement, l’émotion intense attachée au lien qui soit le véritable enjeu de ces séquences. Les retrouvailles entre Marcus et Hélène, dans La Naissance de l’amour, sur lesquelles nous reviendrons, sont à cet égard exemplaires : entièrement silencieux, accompagné d’accords de piano en mineur particulièrement déchirants, ce moment de co-présence donne une intensité extraordinaire à l’émotion contenue des personnages [séq. 55]. Enfin, parce que l’émotion qui découle du lien pourrait bien prendre toute sa valeur lorsqu’elle fait entrer en sympathie celle vécue par les protagonistes et celle ressentie par le spectateur.

Francis Vanoye considère en effet que « s’agissant de l’émotion au cinéma, deux opérations sont à l’œuvre, simultanément. » 248 C’est l’idée de simultanéité qui, en l’occurrence, est importante. La première opération est une opération « de représentation » :

‘« il s’agit de communiquer (ou de transmettre, plus exactement) l’image, l’idée de l’émotion au spectateur. Pour cela, il faut nécessairement l’expliciter en un ou plusieurs “langages”, s’appuyer sur des conventions sémiotiques, des figures (ou une figuration). » 249

L’émotion est d’abord une émotion figurée par le film, sans pour autant que le spectateur partage cette émotion. Il peut la comprendre, en jauger et en juger la teneur : il ne s’agit pas encore pour lui de vibrer émotionnellement. L’émotion est ici le vécu et le ressenti des personnages. La deuxième opération concerne en revanche le ressenti spectatoriel. Comme l’écrit Francis Vanoye, « par ailleurs, il s’agit aussi de susciter l’émotion, opération qui s’apparenterait plus justement à la communication, au sens plein du terme. » 250 Cette fois, l’émotion ne doit plus se présenter au spectateur sur un plan cognitif et intellectuel. L’émotion filmique doit se faire émotion spectatorielle. « Or, le déclenchement de l’émotion chez le spectateur implique un mouvement intérieur et une relation avec l’extérieur (emovere, ex-movere, faire mouvement à partir de), la mise en route d’une participation affective, l’amorce au moins d’un cycle émotionnel. » 251 Il revient donc à la mise en scène de générer cette participation émotionnelle, de créer les conditions extérieures au spectateur qui vont l’émouvoir intérieurement. Les images mouvantes doivent se faire images émouvantes. Dans les séquences qui nous intéressent, c’est à cette condition que le lien entre deux personnes devient alors au sens plein un lien émotionnel.

Définir l’émotion en général et opérer des distinctions entre les différents types d’émotions est tout sauf simple. Il est même des émotions en cinéma, comme l’a montré Raymond Bellour, auxquelles on ne saurait donner de nom et qui prennent d’ailleurs toute leur force à rester sans nom 252 . L’émotion se vit, se ressent bien avant et sans doute bien plus qu’elle ne se comprend 253 . Il s’agit donc moins pour l’analyse de cerner avec exactitude la ou les émotions qui émanent d’une séquence filmique, que de rendre compte qu’il y a émotion. On ne saurait donc prétendre dire la vérité émotionnelle du lien qui s’établit dans la co-présence entre deux personnes. Il ne peut s’agir que de mettre en évidence, sur le plan émotionnel, l’importance décisive du lien à l’issue d’un processus de construction de la co-présence.

Notes
246.

À titre d’exemples : « Justement, en perdant le caractère formel, vous retrouvez pleinement l’émotion qui faisait défaut aux films des années 70. » ; « […] je connais peu de films, aujourd’hui, dans lesquels le simple plan d’une main d’homme dans les cheveux d’une femme soit porteur d’une charge émotionnelle d’une telle intensité. » Cf. respectivement, Stéphane Braunscweig et Frank Charpentier, « Liberté, la nuit, entretien avec Philippe Garrel » in Avancées cinématographiques n° 6/7, octobre 1984, p. 50 et Alain Philippon, « L’Enfant-cinéma » in Cahiers du cinéma n° 344, février 1983, p. 31.

247.

« Que Garrel soit film après film un peu moins secret, qu’il nous tende tous les deux ans un miroir aussi sensible aux mouvements et aux émotions de l’époque, c’est la bonne nouvelle de la rentrée. » Cf. Jean-Pierre Jeancolas, « La Naissance de l’amour, Humain, plus humain » in Positif n° 392, octobre 1993, p. 33.

248.

Francis Vanoye, « Rhétorique de la douleur » in Vertigo n° 6/7, 1991, p. 129.

249.

Art. cit., pp. 129-130.

250.

Ibid., p. 130.

251.

Ibid., p. 130.

252.

Raymond Bellour, « Le Dépli des émotions » in Trafic n° 43, Automne 2002, p. 106. « La singularité d’une telle émotion est d’être un noyau sans nom, de n’avoir aucun nom. Elle est une faille vivante qui s’ouvre dans l’expérience, perceptive en son centre, du spectateur de cinéma. […] Il faut donc se résoudre à penser une force qui n’a pas de nom. »

253.

Francis Vanoye pose cette « fausse » question : « Peut-on comprendre l’émotion ? » Devant la difficulté, il prend dans son article surtout le parti de « cerner, décrire, explorer » en postulant que « ce sera le lecteur qui comprendra. » Cf. art. cit., p. 129.