D’un lien émotionnel

Du point de vue de l’émotion figurée capable de susciter une émotion importante pour le spectateur à travers le lien qui s’établit entre deux personnages et les choix de mise en scène qui exhibent ce lien, les retrouvailles d’Hélène et de Paul dans Le Vent de la nuit, après que ce dernier est rentré d’Italie, sont à distinguer [séq. 23 et séq. 24]. Ces retrouvailles sont d’abord chargées émotionnellement parce qu’elles succèdent, quelques jours après du point de vue du temps diégétique, à un « au revoir » qui laisse un goût de cendre dans la bouche d’Hélène : Paul, après avoir attendu lâchement le moment où ils devaient se quitter pour annoncer son départ pour Naples, n’a pas eu un regard pour Hélène quand elle lui a lancé un dernier appel bouleversé de la fenêtre du taxi qui l’éloigne de lui 254 . Nombreux étaient, de toute façon, les comportements de Paul qui témoignaient déjà auparavant d’une volonté d’installer une distance entre Hélène et lui : le fait d’anticiper sur la fin de leur histoire sentimentale alors qu’il vient juste de coucher avec elle, son refus de se laisser embrasser dans la rue, etc. Le couple se sépare donc sur un état de tension et de mésentente qui rend incertaine la nature des retrouvailles futures. Ces retrouvailles sont d’autant plus incertaines que leur histoire sentimentale repose en partie sur le mensonge, comme le spectateur ne tarde pas à l’apprendre : Paul, mythomane, se fait passer devant Hélène pour un sculpteur en pleine ascension et en passe d’être reconnu, alors qu’il n’est qu’étudiant aux Beaux-Arts et simple assistant du sculpteur Jean.

Mais ces retrouvailles font aussi suite au long voyage en Porsche qui mène, sur plusieurs jours et plusieurs nuits, Serge et Paul des environs de Naples à Paris. Ce voyage peut se lire (ce qui ne signifie pas qu’il se réduise à cela) comme l’ample processus symbolique qui aboutit à nouveau à la co-présence d’Hélène et Paul dans l’appartement de ce dernier. Ce voyage consiste à différer un moment de co-présence, tout en le rendant de plus en plus inexorable au fur et à mesure que la France s’approche, pour mieux le construire et en accentuer la charge émotionnelle. Paul, en effet, demande explicitement à Serge de pouvoir faire le voyage jusqu’au bout en voiture avec lui pour repousser de quelques jours le moment des retrouvailles, sans que cela paraisse trop suspect aux yeux d’Hélène. Paul veut du temps pour « réfléchir » à l’état de sa relation avec Hélène avant de se retrouver à nouveau en co-présence avec elle. Pourtant, et ce point est d’importance, il n’évoque jamais sa relation durant tout le voyage, plus préoccupé à recueillir les souvenirs de Serge qui forment pour lui légende. En ce sens, Paul paraît bien être dans cette disposition d’esprit où, comme l’écrit Daniel Sibony, « le voyage, on le cherche et on l’évite dans le voyage “réel”, faute de pouvoir l’inscrire dans le voyage de la mémoire et de la pensée. » 255 C’est précisément parce qu’il préfère faire durer le temps du voyage réel que Paul ne s’inscrit finalement pas dans un « voyage de la pensée ». Significativement, la première chose que Philippe Garrel fait entendre au spectateur lors des retrouvailles, c’est Hélène demandant si Paul a « pensé » à elle : et devant le peu de conviction de ses réponses, elle ne peut que lui rétorquer qu’il est un menteur. Ainsi, faute d’avoir pensé à Hélène, c’est identique à lui-même que Paul la retrouve, encore pétri de mensonges, de faux-semblants 256 et d’incertitudes sur l’avenir qu’il doit donner à leur liaison. Ce qui ne fait pas peu ensuite pour la nature de l’émotion qui se dégage du moment le plus fort de leurs retrouvailles.

Ces retrouvailles sont divisées en deux temps, qui forment deux séquences consécutives. Elles se déroulent dans la chambre de l’appartement de Paul. La première séquence, traitée en trois plans, donne à voir Hélène enlevant ses lentilles, avant qu’elle ne rejoigne Paul dans le lit et qu’ils s’enlacent. La deuxième séquence, formée d’un plan unique, donne à voir Hélène en plan rapproché, embrassant presque avec frénésie l’intérieur de la main gauche de Paul, frottant son visage contre sa paume, respirant à plein poumon la peau de l’homme qu’elle aime passionnément. Il faut noter cependant que rien n’indique avec exactitude que ces deux séquences forment deux phases d’une même situation. Aucune information temporelle ne permet d’affirmer que les deux séquences se suivent diégétiquement. Dans l’absolu, elles pourraient se passer pendant deux périodes éloignées l’une de l’autre. Mais Jean Louis Schefer souligne que « la loi du déroulement fait préemption sur la construction de l’image » et que « régulièrement, la loi de succession d’images a raison de leur construction architectonique » 257 , cette loi étant sans doute un réflexe psychologique de la part du spectateur qui a « la passion de la continuité […], en dépit de toutes les discontinuités du montage. » 258 Or, on peut considérer que le spectateur se retrouve d’autant plus en situation de faire jouer cette loi lorsque la construction de deux images suscite un effet de liaison sans pour autant le garantir. Ainsi, entre les deux séquences, l’indécision temporelle joue en définitive en faveur de la liaison : un raccord de pensée s’effectue pragmatiquement pour le spectateur sur la similitude entre les deux situations des deux amants dans le lit.

Dans ce moment de retrouvailles, c’est uniquement l’émotion ressentie par Hélène qui semble compter, tout simplement parce qu’elle est la seule à ne pas cacher ses émotions et à les vivre sur un mode intensif. Paul reste sur son quant-à-soi, avec peut-être une pointe d’ironie au bord des lèvres. Comme toujours lorsqu’il est en présence d’Hélène, Paul surjoue une distance en se donnant des airs blasés, à la limite de l’indifférence, qui cherchent à masquer la vérité de ses sentiments. Hélène, en revanche, se livre émotionnellement et l’ensemble de ce moment de retrouvailles est construit en fonction de la ligne émotionnelle qui va crescendo pour ce personnage. Encore largement capable de ne pas être dupe de la situation au départ et d’affronter avec humour les désengagements affectifs de Paul, elle redevient vite l’Hélène intranquille, soucieuse de plaire à son amant, de connaître la vérité des sentiments qu’il lui porte avant d’être submergée par le désir. En ce sens, dans ces deux séquences Hélène apparaît moins comme un personnage à part entière, que comme une figure-émotion. Dans le dernier plan, son état émotionnel devient voisin d’une transe contenue, où Hélène assouvit un désir de Paul d’autant plus exacerbé qu’elle ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours. Mais Hélène apparaît aussi surtout soumise 259 à ce désir. Les expressions de son visage, parfois à la limite du pathétique, ses gestes fébriles, ses soupirs qui hésitent entre l’aise et le malaise, une forme d’inquiétude enfin qui émane de cette femme témoignent qu’Hélène agit moins qu’elle n’est agie par son désir. Hélène « flambe » 260 dans les bras de Paul, entre extase et douleur [Planche V].

La qualité d’émotion d’Hélène est entièrement tributaire du lien généré par la situation de co-présence. D’abord, parce que l’émotion toujours plus vive d’Hélène n’a de sens que rapportée à ce lien. La mise en scène de la séquence vise d’ailleurs à corréler la progression de l’émotion d’Hélène et le resserrement physique du lien entre les deux personnages. Parce que Paul et Hélène sont d’abord montrés dans des plans séparés avant d’être réunis dans un lit, la mise en scène ne scelle que peu à peu la co-présence 261 et le lien qu’elle induit, pour aboutir en définitive au moment le plus fort de ce lien. La mise en scène vise donc à donner une importance majeure au lien.

Ensuite, parce que l’état émotionnel d’Hélène n’atteint son acmé que lorsque le lien devient lien érotique. C’est parce qu’Hélène s’abandonne complètement à l’érotisation du lien que son émotion devient alors si ample et si complexe. C’est sur ce point qu’il convient de bien distinguer le dernier plan de la première séquence et la deuxième séquence. Si Hélène et Paul sont enlacés et nus à la fin de la première séquence, Hélène n’est pas encore complètement dans la situation : préoccupée par les attitudes de Paul avant son départ pour l’Italie, elle lui demande « Tu n’es plus contre moi ? », question à laquelle Paul refuse, d’ailleurs, de répondre sur le moment, déjà sûrement tout entier à l’acte de chair. Dans la deuxième séquence, en revanche, Hélène ne se pose plus de question : muette, elle se voue aux gestes érotisés. C’est dans le moment où le lien est sublimé qu’il ouvre à l’émotion intense.

Si la nature de l’émotion d’Hélène est entièrement tributaire du lien généré par la situation de co-présence, c’est enfin, parce que l’émotion d’Hélène n’acquiert toute sa dimension que dans le contraste émotionnel qui s’établit avec Paul. C’est bien dans la différence des comportements qu’entraîne le lien de co-présence que l’émotion d’Hélène apparaît si teintée de douleur. Le lien de co-présence est aussi un lien en tension et c’est bien parce que ces deux êtres ne vibrent pas au diapason l’un de l’autre que les spasmes du désir d’Hélène sont si chargés en émotion.

Il reste alors à montrer que les choix de mise en scène visent aussi à susciter l’émotion spectatorielle. À cet égard l’utilisation particulière des ouvertures et fermetures au noir lors de ces deux séquences est remarquable. Les deux temps des retrouvailles s’ouvrent en effet sur une procédure d’ouverture au noir. Mais seul le second s’achève, comme pour mettre entre parenthèses le désir intense et douloureux d’Hélène, par une fermeture au noir. Un effet d’encadrement figural est donc créé ainsi, qui vise à sertir à l’intention du spectateur le moment de plus grande émotion des deux séquences. L’effet d’élection est net : un îlot d’émotion est détaché, offert au ressenti du spectateur. Un tel moment filmique, en effet, n’est guère difficile à comprendre et ne vise pas en dernière instance l’intelligibilité. Dans l’instant, ces éventuelles répercussions narratives ne font pas vraiment problème non plus : précisément parce qu’un effet d’encadrement est figuré, c’est un moment qui demande d’abord à être apprécié « en direct ». Par conséquent, c’est d’abord et surtout en tant qu’image porteuse d’émotion que le spectateur reçoit cette scène. Il ne s’agit certainement pas pour lui de ressentir ce que ressent Hélène, mais d’être touché par la qualité d’émotion qu’un moment de co-présence et de lien fait naître. Il s’agit pour lui d’être ému par la force d’un lien émotionnel.

Notes
254.

Hélène crie « Paul » alors que son taxi s’éloigne, dans un moment filmique qui est aussi une réminiscence du même cri que Camille lançait à Paul, son mari, alors qu’elle était emportée par la voiture de Prokosch dans Le Mépris (France, 1963) de Jean-Luc Godard.

255.

Daniel Sibony, Entre-deux, op. cit., p. 302.

256.

La fin du film confirme que Paul n’a jamais dit la vérité à Hélène sur son statut réel d’étudiant aux Beaux-arts. Car, au restaurant japonais, c’est parce qu’Hélène lui demande si son ami Serge est sculpteur comme lui que Paul prend la fuite, de peur que son masque de mythomane tombe. Philippe Garrel est d’ailleurs explicite sur ce point : « Paul avait dit à Hélène qu’il se rendait à Naples pour inaugurer sa première sculpture. Or, on a vu qu’il avait menti, que cette sculpture n’était pas de lui. Il a donc peur qu’Hélène l’apprenne par la bouche de Serge, qu’elle découvre qu’il n’est pas sculpteur, mais simple étudiant aux Beaux-arts. Il n’a pas envie de perdre la face devant sa maîtresse. » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 38.

257.

Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », p. 24.

258.

Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle, op. cit., p. 70.

259.

L’état de soumission et de dépendance d’Hélène dans la relation amoureuse revient d’ailleurs avec récurrence dans Le Vent de la nuit. Hélène ne cesse d’attendre Paul, se retrouvant parfois à écrire dans les escaliers de son immeuble pour patienter ou à arpenter les rues de nuit. D’ailleurs, rien ne montre mieux l’état de servitude dans lequel peut plonger l’amour qu’Hélène se faisant accoster dans la rue de nuit par un automobiliste qui la prend pour une prostituée : cette femme, aux allures et aux modes de vie de grande bourgeoise, en est réduite à avoir des comportements équivoques qui témoignent qu’elle n’est plus tout à fait maîtresse d’elle-même.

260.

Dans la séquence 2, Hélène écrivait : « Alors je me suis dit : “O.K. pour tout flamber !” (Je parle pas de l’argent, là, je parle de moi). »

261.

Dans le premier plan, d’ailleurs, rien ne permet d’affirmer qu’Hélène est en situation de co-présence.