La deuxième conséquence qui découle des processus de construction de la co-présence paraît antinomique avec la première conséquence. Cette conséquence est le maintien, au cœur de la co-présence, d’une dimension de coupure. Rappelons-le, la coupure constitue l’une des deux « faces » de l’entre-deux selon la conception qu’en propose Daniel Sibony. « Coupure-lien », l’entre-deux est simultanément lien et coupure. Or, c’est précisément ce que Philippe Garrel rend sensible en marquant, par des signes multiples, la persistance de la dimension de la coupure dans l’entre-deux de la co-présence. En somme, une conversion de la coupure s’opère en laquelle elle se conserve : d’antérieure à la co-présence, la coupure lui devient intérieure. Se dessine alors une cinquième raison, par rapport à celles avancées précédemment, pour laquelle les processus de construction de la co-présence relèvent du registre du symbolique. Parce qu’il agit sur le mode de la disjonction et de la coupure, le symbolique est par essence le registre de l’incomplétude 262 . Le symbolique, en deçà de la liaison qu’il appelle, maintient donc au cœur de cette liaison une dé-liaison qui fait sentir qu’elle n’est en aucun cas fusion. C’est la raison pour laquelle Gilles Deleuze peut dire que le chiffre du symbolique est le chiffre 3, parce qu’il y a « toujours un tiers à chercher dans le symbolique lui-même » 263 et qui, dans les cas qui intéressent cette étude, est la coupure même qui lui est consubstantielle. Parce qu’elle n’est jamais résorbée sur le plan symbolique, de fondatrice et préalable à la co-présence, la coupure se fait alors nécessairement intrinsèque à l’entre-deux de la co-présence.
Il faut revenir ici sur la première séquence des Baisers de secours. Les nombreuses coupures et effets de disjonction – d’abord diégétiques, puis filmiques – dont la séquence se fait porteuse peuvent êtres lus comme les reflets ou les éclats de la coupure fondamentale analysée auparavant. La porte vitrée que Jeanne franchit et prend soin de refermer derrière elle pour rejoindre Matthieu est la plus évidente et la plus manifeste des coupures intradiégétiques. Elle est un seuil, une frontière concrète autant que symbolique dont le franchissement en début de film a presque valeur de geste inaugural. Mais la distance physique entre Jeanne et Matthieu, que l’entrée dans la pièce de Jeanne ne fait que réduire mais ne résorbe pas, est une coupure plus prégnante encore parce qu’elle est une coupure qui dure. Ayant rejoint Matthieu, Jeanne continue de se tenir à bonne distance de lui. Cette distance est d’autant plus marquée qu’elle s’accompagne de multiples différences entre les deux figures : autant Jeanne est debout, toise Matthieu de haut et bouge dans la pièce, autant Matthieu est couché, regarde Jeanne en « contre-plongée » et demeure presque immobile. Il faut attendre le second plan de la séquence – et il est significatif qu’il soit nettement plus court que le précédent – pour voir cette distance se réduire : à la demande de Matthieu, Jeanne vient se blottir contre lui. Ce n’est que dans les dernières secondes de la séquence que la co-présence tente de s’incarner dans un corps à corps ou plus exactement un corps contre corps, mais qui ne saurait résorber totalement l’espace entre les corps. Le choix de filmage relaie ces coupures diégétiques. Dès que Jeanne est visible, l’élection 264 par la caméra change : de Matthieu, elle passe à Jeanne et reste aimantée sur elle pendant toute la durée de ce premier plan. Cadrage exclusif, fragmentation visuelle : les arêtes du cadre surenchérissent sur les coupures diégétiques et c’est pour un tel plan qu’il faut dire, avec Pascal Bonitzer, qu’il est « un nœud de coupures. » 265
Cette première séquence des Baisers de secours consiste donc en partie à incarner, de manière fort concrète, une abstraction : l’idée même de coupure à partir de laquelle émerge la co-présence, mais qui n’en demeure pas moins comme habitée par elle. C’est l’Idée de coupure qui semble guider nombre des choix de mise en scène de cette séquence. De ce fait, c’est sur le terrain de la figurabilité que se situe en dernier ressort son enjeu : celui d’une figurabilité symbolique. On sait, en effet, depuis l’enquête philologique d’Erich Auerbach, Figura 266 , combien la notion de figure est polysémique et surtout intrinsèquement ambivalente. Comme le résume Olivier Schefer, « tout à la fois forme-extérieure, ou aspect visible », réel d’une chose, et « modèle abstrait », elle n’est, à proprement parler, « ni l’un ni l’autre séparément, ni même les deux ensemble, mais se trouve inscrite, là est sa fécondité, entre les deux : entre visible et invisible, apparence extérieure et modèle intelligible » 267 . On peut dire que « la figure visible » ou plus exactement ce qui de la figure constitue sa partie visible (ou plus largement sensible) s’ordonne « à son modèle », sa matrice « invisible qu’elle a pour tâche de rendre manifeste. » 268 La figure se caractérise donc, elle aussi est-on tenté de dire, par l’entre-deux, trouvant sa fonction et sa vertu dans une mise en rapport entre des domaines séparés, voire disparates. Pascal avait déjà résumé d’une formule suggestive cette caractéristique de la figure lorsque dans Les Pensées il écrivait que « figure porte absence et présence. » 269 Dans la première séquence des Baisers de secours, les coupures ou effets de coupures pointés semblent bien être les faces visibles ou sensibles d’une coupure abstraite qui informe la figuration. En l’occurrence, l’accumulation des motifs joue un rôle important : ils sont trop nombreux et trop convergents pour que l’idée de coupure ne finisse par s’imposer. Ainsi, alors que naît une situation de co-présence et la mise en place d’un lien, c’est tout autant une coupure qui se figure.
Guy le Gaufey, L’Incomplétude du symbolique, op. cit.
Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes, op. cit., p. 231.
Alain Bergala, « L’Acte cinématographique », art. cit., p. 60.
Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle, op. cit., p. 16.
Erich Auerbach, Figura (1944), trad. fr., Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1993.
Olivier Schefer, « Qu’est-ce que le figural ? » in Critique n° 630, novembre 1999, p. 914. Cet article est important parce qu’il constitue une excellente synthèse des travaux antérieurs sur la question, de Jean-François Lyotard à Philippe Dubois en passant par Gilles Deleuze.
Art. cit., p. 915.
Blaise Pascal, Pensées,édition Lafuma, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1962, p. 126 (Pensée n° 265).