Faire briller l’importance du lien tout en maintenant au sein des situations de co-présence une dimension de coupure, telles semblent bien être les deux conséquences majeures auxquelles aboutissent les processus de construction de la co-présence. La co-présence devient ainsi le siège d’une contradiction et donc d’une tension qui en fait la valeur dramatique et humaine. Aussi liés soient deux humains après avoir été disjoints, quelque chose toujours, ne serait-ce que l’espace entre les corps, vient immédiatement rappeler l’extrême fragilité de ce lien. C’est la raison pour laquelle on ne peut s’étonner que, dans une économie filmique dite « moderne », les personnages garreliens soient le plus souvent des êtres liés, comme cet apparent paradoxe était souligné dans le premier chapitre à partir d’une réflexion de Jean-Pierre Sarrazac 270 . Ce que l’idée de construction de la co-présence met en relief, c’est qu’aussi liés soient les hommes et les femmes de Philippe Garrel, ils n’en demeurent pas moins toujours et en même temps séparés. C’est sans doute leur drame intime et c’est ce drame intime que la mise en scène ne cesse de figurer sous des formes variées. Tout l’intérêt des films de la quatrième période est de faire de la mise en relation de deux personnages la base d’une indécision entre lien et coupure. À cela tient sans doute pour bonne part la grande modernité de ces films 271 : faire du rapport interpersonnel le lieu, non pas simplement du lien 272 , mais du statut précaire et problématique de ce lien.
Cf. Chapitre I.
Fabrice Revault d’Allonnes ne cesse d’insister sur l’idée que le cinéma moderne se charge d’exprimer les « béances » du réel, du rapport de l’homme au monde et du rapport de l’homme avec les autres hommes qui rendent infiniment problématique le « lien » (terme qui revient comme un leitmotiv sous sa plume) de l’homme à l’ensemble de la réalité. Non pas que le lien soit inexistant ou totalement rompu : il est « enfoui », ne faisant plus évidence en raison des multiples coupures qui l’affectent. Cf. Fabrice Revault d’Allonnes, Pour le cinéma « moderne », op. cit., p. 21 (par exemple).
Christian-Marc Bosséno, « Le Lieu du lien » in Vertigo n° 21, 2001, pp. 9-14.