Montage non-interdit

Rien de plus décisif alors, après un moment de construction de la co-présence, qu’un redoublement de l’indécision par la sécrétion d’un lien lui-même indécidable grâce à une stratégie de mise en scène éminemment moderne. L’entre-deux qui se crée dans la situation de co-présence n’est plus simplement en ce cas la conjonction d’un lien et d’une coupure. Il n’est plus question ici d’une coupure qui demeure après le lien, mais d’une coupure qui hésite à devenir lien. Une telle situation que l’on pourrait qualifier d’« inévidente », selon l’acception très spécifique que fait de ce terme Fabrice Revault d’Allonnes 273 , se trouve au bout du deuxième voyage qui conduit Marcus vers Hélène à Rome [séq. 55].

Alain Philippon remarquait en effet à l’issue d’un commentaire sur le style elliptique de La Naissance de l’amour que :

‘« Le scénario du film est à l’image de Paul : fugueur. Ne laissant aucune place à des scènes utilitaires, auxquelles il préfère des ellipses radicales. […] S’attardant sur les moments d’amour de Paul avec Ulrika. Mais aussi prenant parfois, de façon percutante, une scène en plein mouvement […]. Ou ne la traitant qu’en deux ou trois plans, comme celle où Hélène quitte Marcus pour un autre homme, ou encore ce très grand moment de cinéma où, à Rome, se succèdent un plan de Marcus téléphonant à Hélène, un très gros plan magnifique, inondé de blancheur, d’Hélène allongée, et un gros plan de Marcus dont on ne saurait dire s’il raccorde avec le plan précédent ou le suivant (Paul endormi). » 274

Qualifié de « très grand moment de cinéma » par Alain Philippon précisément parce que le montage génère incertitude et indécision, il est en effet possible de se demander si les retrouvailles entre Marcus et Hélène sont diégétiques. Sur le strict plan de ce qui est montré, aucun indice ne permet en effet d’affirmer que Marcus et Hélène se trouvent effectivement réunis dans le même espace. De plus, aucune parole n’est échangée et l’asymétrie des axes de filmage des deux protagonistes n’autorise pas à parler de champ et de contrechamp [Planche VI]. Enfin, rien dans la suite du film ne vient confirmer les retrouvailles : en retrouvant Paul devant la porte d’une église dans les rues de Rome, Marcus ne fait aucune allusion à ce qu’il a fait, Paul ne lui pose aucune question précise et le doute perdure. Bien entendu, tout laisse à penser qu’Hélène et Marcus sont en situation de co-présence (le voyage qui précède, l’émotion qui se dégage des regards peut-être échangés). Mais rien ne l’assure. À ce titre, on peut noter que Philippe Garrel va à l’encontre de la « loi esthétique » émise par André Bazin, devenue fameuse par le titre de l’article où elle figure : « Montage interdit » 275 . Nul « respect photographique de l’espace » 276 ici, ni ancrage de la fiction dans la « densité spatiale du réel » 277 , car ce que le montage met en crise est la « contiguïté physique » 278 entre Marcus et Hélène. Ainsi, au respect de l’intégrité de la situation filmée, Philippe Garrel substitue l’émotion issue de l’ambiguïté du statut de cette situation. Par conséquent, il est impossible de savoir si l’événement des retrouvailles a diégétiquement lieu et, d’une certaine manière, le voyage de Marcus n’en finit jamais de finir. La conséquence symbolique est ici d’importance : au moment même où un lien sentimental se renoue (peut-être), ce lien hésite filmiquement à être.

Notes
273.

« “Inévidence” : il s’agit bien de désigner un manque d’évidence du réel, du monde, des choses perçues et comprises lacunairement […]. » Cf. Fabrice Revault d’Allonnes, op. cit., p. 60. Fabrice Revault d’Allonnes distingue « deux grandes voies modernes » : celle de « l’insignifiance de la réalité » et celle de « l’inévidence du réel ». Il range le cinéma de Philippe Garrel du côté de la deuxième voie.

274.

Alain Philippon, « L’Amour en fuite » in Cahiers du cinéma n° 472, octobre 1993, p. 31. La description d’Alain Philippon, exacte concernant l’enchaînement des plans, semble comporter une petite confusion. On ne saurait dire, en effet, que le plan d’Hélène est un plan inondé de blancheur. Tout porte à croire qu’Alain Philippon prête à ce plan les caractéristiques du plan de la Jeune femme qui apparaît immédiatement après le plan de Paul endormi ; plan qui, lui, est bien « inondé de blancheur ».

275.

André Bazin, op. cit., p. 59. Rappelons la formulation exacte de cette loi, dont les termes ne sont pas sans résonner avec les préoccupations de cette étude : « Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. »

276.

Op. cit., p. 55.

277.

Ibid., p. 56.

278.

Ibid., p. 59.