La rencontre par laquelle naît l’amour est un motif important 282 et ancien dans le cinéma de Philippe Garrel. Par exemple, les rencontres de Marie et Jésus, d’un côté, et Blandine et Gabriel de l’autre, si mal orchestrées par une agence matrimoniale défectueuse dans Marie pour mémoire, le premier long métrage du cinéaste. Ou dans Rue Fontaine la rencontre entre Génie (Christine Boisson), la jeune femme au passé et au futur tragiques et René, armé d’un Lys blanc et presque mené par la main par Louis, le personnage interprété par Philippe Garrel. Ancien, le motif de la rencontre n’en reste pas moins un motif très actuel. Dans Sauvage innocence, c’est aussi un moment de rencontre amoureuse entre François Mauge et Lucie, rencontre de nature presque vampirique 283 , qui sert « d’incident déclencheur » à ce conte noir et à une série vertigineuse de mises en abyme 284 dans laquelle Lucie finit par perdre pied pour mieux sombrer, jusqu’à la mort peut-être 285 , dans l’héroïne. Jean Douchet rappelle l’importance que Philippe Garrel accorde aux états naissants 286 , tout comme Nicole Brenez affirme, à la suite d’autres commentateurs 287 , que « le » sujet permanent de Philippe Garrel est l’origine 288 . De telles remarques invitent donc en première analyse à déduire de la récurrence de la mise en scène de moments de rencontres amoureuses dans le cinéma de Philippe Garrel une volonté d’investigation recommencée sur la problématique du lien naissant.
La récurrence est aussi ce qui fait entrer le motif de la rencontre amoureuse dans un « processus » de variabilité, producteur de nouveauté et de différence. Jacques Aumont remarque que la « figure de rencontre » entre Justine et Philippe dans Le Cœur fantôme « inverse presque tous les paramètres de celle de La Naissance de l’amour » 289 entre Paul et la Jeune femme. De fait, à la très grande mobilité de Philippe qui va, vient et effectue une volte-face avant de rencontrer Justine, répond en contrepoint l’immobilité de Paul. De même, si la rencontre du Cœur fantôme a lieu en pleine rue et à ciel ouvert, celle de la Jeune Femme et Paul se déroule dans un cadre réservé et presque confiné parce que Paul se tient dans l’un des recoins exigus d’un café. Enfin, si c’est Philippe dans Le Cœur fantôme qui emboîte le pas de Justine pour l’aborder et prend l’initiative des premiers mots échangés, c’est la Jeune Femme dans La Naissance de l’amour qui lance la première réplique comme on se jette à l’eau. La sensation de retournement entre les deux séquences de rencontre amoureuse de deux films qui se suivent dans la filmographie de Philippe Garrel est d’autant plus sensible que c’est la même comédienne, Aurélia Alcaïs, qui interprète les deux jeunes femmes : elle semble ainsi devenir le pivot que se partagent les deux séquences pour mieux faire varier leurs autres éléments. Que conclure d’un tel jeu de miroirs ? Peut-être ceci : pour un spectateur familier des films de Philippe Garrel, assister pour la première fois à la rencontre entre Justine et Philippe dans Le Cœur fantôme, c’est aussi se retrouver en condition de réactiver le souvenir d’un pan antérieur de son cinéma qui, par contraste, éclaire l’irréductible singularité de la scène projetée sous ses yeux.
Pour l’œuvre de Philippe Garrel dans son ensemble, entre autres signes de cette importance, rappelons seulement que la première section du « pré-scénario de L’Enfant secret » – autrement titré « Le Cahier Wademant » –, intégralement publié dans Une caméra à la place du cœur, est sobrement intitulée : La Rencontre. Cf. op. cit., pp. 69-80.
Dans l’analyse critique que Jean-Baptiste Louvet et John Jefferson Selve ont fait paraître à la sortie du film dans la revue en ligne Objectif cinéma, les deux auteurs font part de leur « sensation d’une théorie vampirique à l’œuvre » dans le film. Ainsi, ils écrivent : « Il y a quelque chose du vampire dès la scène d’ouverture, où nous voyons en champ/contrechamp, François Mauge (Mehdi Belhaj Kacem) jeune cinéaste fixant plus qu’observant des lignes ferroviaires perdues dans ce qui paraît être le cadre d’un paysage naturel au travers de la fenêtre. Cette scène deviendra quelques secondes après celle d’un vampire en vertige s’accrochant par le regard, aux rails, aux lignes de fuite qui le conduiront plus tard en Italie et sur les rails de travelling d’un plateau de cinéma : telle l’image d’une transmission vénéneuse d’une idée certaine et obsessionnelle du cinéma garrelien qui se symbolisera dans la seconde scène par une valise, alors deuxième mouvement inaugural de Sauvage Innocence comme un mémorial insécable au film à venir, telle une adduction au film en devenir. » Cf. Jean-Baptiste Louvet et John Jefferson Selve, « Sauvage innocence de Philippe Garrel » in Objectif cinéma (revue en ligne, www.objectif-cinema.com). À l’aune d’une telle lecture, la rencontre entre François Mauge et Lucie fait songer à celle d’un vampire fondant sur sa proie humaine. Après un bref échange de regards où Lucie, au bras d’une de ses amies, toutes deux face caméra, reconnaît François le cinéaste, chacun poursuit son chemin dans sa direction, la caméra suivant François en panoramique à droite dès que celui-ci entre dans le champ. Mais, après avoir fait quelques pas, François fait volte-face et revient sur ses pas pour rejoindre Lucie et son amie qui, comme sous l’emprise d’un charme fantastique, se sont immobilisées pour l’attendre.
Sauvage innocence est non seulement le titre du film de Philippe Garrel, mais celui que François Mauge cherche à financer puis tourne, film qui met lui-même en abyme un pan de la vie passée de François Mauge. Julia Faure incarne donc Lucie dans le film de Philippe Garrel, qui incarne Marie-Thérèse dans le film de Mauge qui est censée figurer l’ancien amour perdu de François.
La mort de Lucie reste de l’ordre du peut-être car le film s’achève sur son départ en ambulance, après overdose d’héroïne, sans que le spectateur sache si cette overdose lui a été fatale.
Jean Douchet : « Entièrement autobiographique, [l’œuvre de Philippe Garrel] développe […] quelques thèmes fondamentaux dont le principal est sans doute l’éternel débat de l’homme et de la femme. À ce couple primordial vient souvent s’adjoindre un tout petit enfant, qui symbolise l’intérêt du cinéaste pour les états naissants, originels […]. » Cf. Jean Douchet, « L’Enfant qui n’a pas de mots » in Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 21.
Dominique Païni, par exemple, confère une très grande importance à la question de l’origine dans le cinéma de Philippe Garrel : « La passion qu’il nourrit pour les origines, celles du cinéma, pour le cinéma muet, (il est le premier dans ces quinze dernières années à le réinterroger dans ses vertus expressives) est là pour témoigner combien sa raison de filmer découle d’un questionnement sur “l’être-là” et l’origine ; sur les raisons de n’être/naître… » Cf. Dominique Païni, « Présentation » in Gérard Courant, Philippe Garrel, Paris, Studio 43, 1983, p. 5.
Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 72.
Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 137.