La rencontre amoureuse : une logique raisonnée

Mais plutôt que les différences entre les moments de rencontre, ce sont leurs points de convergence sur lesquels cette étude va s’arrêter – et Jacques Aumont a bien eu raison d’écrire que la rencontre amoureuse dans Le Cœur fantôme inversait « presque » tous les paramètres de celle de La Naissance de l’amour. Pourquoi s’intéresser aux points de convergence entre les moments de rencontre amoureuse ? Parce qu’entre eux une mécanique structurelle se fait jour. Comme si tisser un lien amoureux, pour Philippe Garrel, répondait en définitive toujours à la même secrète alchimie 290 ou, plus exactement sans doute, à une logique raisonnée qui en façonne, comme de l’intérieur, l’organisation symbolique autant que « l’identité figurative » 291 . Sous les différences secondaires, c’est une « mêmeté » primaire qui semble à l’œuvre.

Logique raisonnée plutôt qu’alchimie secrète ? Thomas Lescure, dans Une caméra à la place du cœur, fait cette proposition en guise d’hypothèse à Philippe Garrel : « […] ce que tu recherches […] n’est-ce pas, plutôt que l’irrationnel, une rationalité plus profonde, un ordre muet des choses qui pourrait se figurer, non se dire ? » 292 Question à laquelle Philippe Garrel répond sans ambiguïté : « C’est aussi ce que cherche Godard, c’est ce que cherche le cinéma tel que je le conçois. » 293 Si l’on suit une telle perspective, tout porte à croire que, à travers les invariances qui se dessinent entre les différents moments de rencontre, c’est bel et bien un ordonnancement rationnel qui opère. Dans cet ordonnancement rationnel, c’est, comme on va le voir, le sort même de la situation de co-présence qui se joue. Car, en deçà de l’ouverture à l’altérité et la naissance de l’amour que la rencontre amoureuse provoque, c’est d’abord une sorte de mini-système de construction de la co-présence qui se donne à voir et à lire dès lors qu’on envisage la rencontre à partir des « éléments fondamentaux » 294 – l’homme, la femme, leurs positions et leurs attitudes – qui la composent. Un véritable rituel, presque immuable, presque normé.

Parce que c’est ici la rencontre dans sa dimension de motif qui importe, les séquences dans lesquelles elles apparaissent seront envisagées sans tenir compte de leurs répercussions narratives. Pour le dire dans les termes de Philippe Arnaud dans …Son aile indubitable en moi, la rencontre ne sera pas prise en compte ici dans sa dimension d’« occasion » 295 , ni sur le versant de son « pouvoir engendreur » 296 . En revanche, les éléments antécédents importants seront pris en considération, parce qu’ils rendent possible la rencontre. Mais la rencontre sera surtout considérée dans sa dimension de moment – moment où a lieu le contact, où la co-présence cristallise et où un « entre-deux » se crée.

Trois des films de la tétralogie proposent une séquence de rencontre amoureuse : J’entends plus la guitare, La Naissance de l’amour et Le Cœur fantôme [respectivement, séq. 34, séq. 45 et séq. 13]. Les Baisers de secours en est exempt, en raison de la spécificité de son scénario. Ce film raconte en effet l’histoire d’un couple, Jeanne et Matthieu, qui se défait puis se refait. L’amour n’est pas ici naissant, mais renaissant : à la séquence de rencontre amoureuse est substituée une séquence de retrouvailles [séq. 29]. Quant au Vent de la nuit, la rencontre décisive, parce qu’elle est la seule qui débouche sur un lien durable, a lieu entre Paul et Serge [séq. 8]. Dans Le Vent de la nuit, se sont d’abord les hommes qui se rencontrent (Paul étant aussi amené à rencontrer 297 le mari d’Hélène, qui l’entretient de la vie pathétique de Blondin [séq. 27]). On remarquera, d’ailleurs, que dans ce film les rencontres n’ont jamais lieu entre deux personnes : il faut un intermédiaire, une sorte d’entremetteur dramaturgique – Jean le sculpteur entre Paul et Serge, Hélène entre Paul et son mari, Paul entre Hélène et Serge – pour que les rencontres puissent avoir lieu. Quant à la rencontre entre Hélène et Serge, presque mort-née, elle ne saurait être qualifiée d’amoureuse [séq. 43]. Rien ne perce vraiment des pensées et des sentiments de Serge dans les séquences qui précèdent celle de sa mort. Mais le seul fait qu’il se suicide juste après cette rencontre dit assez qu’il n’a pas trouvé avec Hélène un amour capable de lui faire oublier sa femme et le détourner de son projet mortifère.

Notes
290.

Le terme d’alchimie est ici choisi à dessein. L’alchimie a joué, en effet, un rôle important dans l’œuvre de Philippe Garrel, comme en témoigne par exemple le titre d’un de ses films de la période Underground, Athanor (1972). Philippe Garrel explique l’origine de son rapport à l’alchimie : « Frédéric Pardo [son ami peintre qui apparaît dans Le Bleu des origines (1978)] qui s’intéressait à l’alchimie, m’avaient fait lire certains livres ; le mot athanor qui est d’origine arabe (il désigne le four des alchimistes) m’avait semblé très beau. Je suis parti de ce mot pour faire le film qui montre deux femmes, Nico et Musky, dans des poses hiératiques qui rappellent l’imagerie des livres d’alchimie. L’alchimie met en jeu des principes élémentaires représentés par la terre, l’eau, le feu, l’air ainsi que leurs combinaisons ou transformations, naissances et morts… Dans les traités hermétiques, le sens est souvent porté par des images qui n’ont apparemment rien à voir avec le texte, c’est une sorte de langage natif, originel qui a dû m’attirer parce qu’au fond je suis quelqu’un de très archaïque. » Cf.Thomas Lescure, op. cit., p. 64.

291.

Nous empruntons cette formule à Philippe Ortoli, qui l’emploie dans un autre contexte : celui du jeu explosif de James Cagney. Cf. Philippe Ortoli, « Autopsie d’une étincelle » in Positif n° 473/474, juillet/août 2000, p. 17.

292.

Op. cit., p. 51.

293.

Ibid., p. 51.

294.

Thomas Lescure, op. cit., p. 50.

295.

« Appelons occasion la direction nouvelle qu’une rencontre peut susciter, frayant un chemin dans une infinité de possibles. » Cf. Philippe Arnaud, « …Son aile indubitable en moi », Où l’on suit quelques variations sur la rencontre au cinéma, Crisnée, Yellow Now, coll. « De parti pris », 1996, p. 19.

296.

« C’est le pouvoir, qu’on dira engendreur, de la rencontre ; opérateur de possibles qui dégage une direction. » Cf. op. cit., p. 20.

297.

Cette rencontre est décisive pour Hélène qui a provoqué le face-à-face et qui y assiste. Dans l’échange qui se noue entre un homme qu’elle n’aime plus (son mari) et un homme qui ne l’aime pas (Paul), c’est la double impasse dans laquelle se trouve sa vie amoureuse qui semble lui sauter aux yeux, la prendre tout à coup à la gorge et la conduire, de manière compulsive, à se tailler les veines. La tentative de suicide, qui ne peut qu’échouer, est surtout ici une forme de violence adressée à ses deux hommes avec lesquels, pour des raisons différentes, elle est sans cesse renvoyée à sa solitude. Symptomatiquement, Hélène ne prend pas part à la conversation et lorsqu’elle veut malgré tout imposer sa présence en mettant un disque d’une chanson interprétée par Damia, son mari lui demande, presque agressif, de « baisser son truc ».