Femmes inconnues, hommes doublement connus

En resituant d’abord les trois moments de rencontre amoureuse dans la « pente linéarisante » 298 de la narration antérieure, en s’intéressant à ce que le récit a donné ou non à connaître au spectateur avant que les rencontres n’aient lieu, les premiers points communs entre les moments de rencontre se dessinent. Ce qui s’impose immédiatement à l’analyse, c’est un départ assez marqué entre le pôle masculin de la rencontre et son pôle féminin. Ou pour le dire de manière moins abstraite, une différence se fait jour entre les informations que le spectateur possède sur les personnages masculins et celles qu’il (ne) possède (pas) sur les personnages féminins.

Quand interviennent les moments de séquences amoureuses, les femmes sont des inconnues, aussi bien pour les personnages masculins (sauf peut-être pour Gérard qui a dû entendre 299 parler d’Aline) que pour le spectateur. Pour ce dernier, Aline, la Jeune Femme et Justine naissent au film à l’instant même de la rencontre. Aucun signe avant coureur n’a anticipé leur venue. Dans Baisers volés 300 , on le sait, la première vision de Fabienne Tabard, dans la lumière ocre du magasin de chaussures où il se croyait seul, faisait l’effet d’une apparition à Antoine Doinel 301 . Dans les trois films de la tétralogie, en revanche, l’émergence des femmes est traitée sur un mode plus mineur 302 . Aline pousse simplement une porte, la Jeune Femme passe simplement devant un café, Justine traverse simplement une rue. Mais les trois femmes, à l’instant de la rencontre, sont néanmoins porteuses d’une dimension d’inconnu. En ce sens, elles apportent avec elles un vent nouveau, un vent du jour, dans les films et dans la vie des personnages masculins.

Les hommes, en revanche, sont doublement connus. Du spectateur, d’abord, qui les a suivis à travers leurs déboires amoureux. Pourquoi mettre l’accent sur la connaissance spectatorielle de tels déboires ? Parce que dans les trois films la rencontre d’une femme, avec laquelle l’amour va être à nouveau possible, intervient toujours pour les hommes après une séparation cruciale 303 . Dans J’entends plus la guitare, la rencontre avec Annie n’a lieu pour Gérard qu’après que sa relation passionnelle, mais en dents de scie et mortifère, avec Marianne a totalement pris fin parce que c’est lui, cette fois, qui a pris l’initiative de la rupture et du départ [séq. 31]. Dans La Naissance de l’amour, Paul ne semble vraiment disponible à une rencontre amoureuse que lorsque ne pèse plus sur son horizon sentimental l’hypothèque d’un amour possible avec Ulrika – alors qu’auparavant la rencontre avec l’étrangère de Cadix n’était non seulement qu’une rencontre sans lendemain mais débarrassée dès les premières secondes de tout caractère érotique 304 . C’est quand Ulrika lui dit clairement qu’elle ne l’aime pas [séq. 41], que Paul peut se laisser attendrir par l’audace et les petits mystères qui ne trompent personne 305 de la Jeune Femme. Dans Le Cœur fantôme, il faut un double « abandon », une rupture et une défection, pour que Philippe rencontre Justine. Quitté par Annie, Philippe s’est mis en tête de fréquenter une très belle prostituée pour compenser son manque affectif et sexuel en continuant à vivre dans le même appartement que ses enfants. Mais parce que cette prostituée, qu’il avait pris l’habitude de retrouver au même endroit, est absente et fait défaut, Philippe se voit opportunément libre de recevoir le sourire que lui adresse Justine et de lui emboîter le pas. Pour être vraiment ouverts à la rencontre, les hommes garreliens doivent donc tous faire l’expérience d’un passé amoureux, plus ou moins développé selon le film, qui a pour finalité de les placer en état de manque affectif. Les hommes sont submergés par le manque, qu’une sorte de trop plein antérieur, mais débouchant sur un constat d’échec, a contribué à engendrer. Dans Le Cœur fantôme, le père de Philippe, pour rendre compte de la présence d’une autre femme dans sa vie au moment de son divorce d’avec la mère de Philippe, use d’une formule qui témoigne parfaitement d’un tel manque : il y avait « la place pour quelqu’un d’autre » [séq. 69]. Dans cette perspective, c’est-à-dire dans « le système des émotions » 306 garrelien qui, sur ce point, semble fonctionner à l’identique dans chacun des films de la quatrième période, l’impossibilité pour Serge, dans Le Vent de la nuit, de faire l’expérience d’une véritable rencontre amoureuse trouve peut-être son explication. Le suicide de sa femme n’a pas ouvert l’abîme d’un manque à combler. Il a bouché à jamais l’horizon de toute vie amoureuse possible. Le suicide de sa femme n’est pas l’ouverture d’une béance. C’est un poids qui semble peser sur son esprit autant que sur son âme et paraît tout alourdir chez lui : son regard, son phrasé, sa démarche. C’est lesté de ce poids, qui est pour lui comme la pierre au bout de la corde du futur noyé, qu’il rencontre Hélène. C’est ce poids qui l’empêche de la rencontrer vraiment.

Si les hommes garreliens sont doublement connus, c’est que les trois femmes qu’ils rencontrent les connaissent plus ou moins déjà. Dans J’entends plus la guitare, on peut déduire de la mise en scène de la situation que Gérard et Aline ont sans doute déjà eu vent l’un de l’autre. Entre elle et lui, la rencontre n’a rien d’inopiné et d’inattendu. Le personnage d’Aline se rend dans l’appartement où végète Gérard en sachant qu’elle va le trouver. Gérard sait qu’Aline va le rejoindre. Mais il est notable qu’entre les deux, Gérard est celui qui semble vouloir retrouver une dimension d’inattendu dans l’attendu : en tournant le dos à Aline à l’instant de la rencontre, en lui opposant un regard refusé, Gérard paraît vouloir différer l’instant où il voit Aline, peut-être pour mieux lui redonner un caractère surprenant. De plus, si Aline, en se présentant comme une amie d’une Catherine dont le spectateur ne saura jamais rien, laisse entendre que Gérard a sans doute entendu parler d’elle, c’est plus sûrement elle qui a entendu parler de lui 307 . Dans La Naissance de l’amour, c’est parce que la Jeune Femme a pu dans d’autres occasions apprécier le travail de comédien de Paul – « J’aime beaucoup ce que vous faites », lui dit-elle – qu’elle l’aborde, sans autre intention peut-être que de rendre hommage à son talent. Dans Le Cœur fantôme, enfin, l’énigmatique et large sourire que Justine adresse à Philippe avant de le dépasser trouve sa justification dans le fait qu’elle « croit » qu’elle le connaît, pour être allée un jour au vernissage d’une exposition des ses toiles. Paradoxalement, à l’instant de la première rencontre, les femmes sont donc moins en situation de connaissance que de reconnaissance.

Dans les films de la quatrième période, les hommes et les femmes ne s’engagent donc pas dans la rencontre sur un pied d’égalité. Les films se chargent, avant même que cette rencontre n’ait lieu, d’instaurer une différence entre eux. Il s’agit d’autre chose que de la différence sexuelle. Il s’agit d’une différence narrative. Cette différence narrative, seul le spectateur peut en mesurer la portée (les hommes ne se « savent » pas connus du spectateur, les femmes ne s’en « savent » pas inconnues) et c’est à lui qu’elle est adressée. Elle n’interfère donc pas dans la situation de rencontre, mais en conditionne la réception et la lecture. En raison de cette différence, le spectateur est amené naturellement à partager le point de vue des hommes, à vivre la rencontre à leurs côtés. Le passé sentimental désastreux ou « sinistre » 308 de ces hommes est inévitablement vecteur d’empathie. La différence narrative met donc un peu plus les femmes à distance. Pour le spectateur, le lien qui va naître avec la rencontre est donc fondé sur un écart et une dissymétrie.

Notes
298.

Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Le Texte divisé, op. cit., pp. 21-33. Marie-Claire Ropars distingue, au sein des films, leur « pente linéarisante » (celle du déroulement continu et linéaire) et leur « pente hiéroglyphique ».

299.

Comme souvent dans les films de Philippe Garrel, le spectateur en est réduit à émettre une supposition.

300.

François Truffaut, Baisers volés (France, 1968).

301.

La formule employée par Antoine Doinel pour rendre compte du véritable coup de foudre qu’il a subi à la vision de cette femme est fameuse : « Fabienne Tabard n’est pas une femme : c’est une apparition. »

302.

C’est dans Liberté, la nuit que le surgissement de la femme que rencontre Jean, Gémina (Christine Boisson), fait l’effet d’une véritable apparition. Gémina, entrant autant dans l’appartement dans lequel se trouve Jean que dans le champ, se fait corps jaillissant dans l’espace à la manière d’une pure apparition figurale.

303.

Une telle situation se retrouvent déjà dans Liberté, la nuit et Rue Fontaine. Dans Rue Fontaine, René est encore sous le contrecoup de sa rupture avec la femme qui lui avait demandé de lui faire un enfant quand il rencontre Génie (Christine Boisson). Dans Liberté, la nuit, Jean se retrouve jeté seul en temps de paix, à la fin de la guerre d’Algérie, rongé de culpabilité après l’assassinat de Mouche (qu’il avait de toute façon quittée) par des mercenaires de l’OAS. Mais il a fallu cet assassinat pour que la séparation avec Mouche devienne vraiment effective : car, s’il avait cru pouvoir décider seul de leur rupture par un simple acte de langage performatif – « Comme nous sommes intelligents et que nous ne vivons plus ensemble, j’ai pensé qu’il valait mieux nous séparer. […] Voilà, c’est fait, nous ne sommes plus ensemble, c’était le plus difficile après tout. » – , Philippe Garrel s’ingénie, à partir de ce moment, à le montrer co-présent avec Mouche dans nombre de plans qui suivent cette rupture, Mouche venant sans relâche demander des comptes à Jean. Dans ce film, le seul dans la filmographie de Garrel, avec Le Vent de la nuit,qui fasse une si large place à l’engagement politique de ses personnages, Jean se sent d’autant plus seul que ses agissements clandestins en faveur du FLN n’ont plus vraiment de raison d’être après le nouveau tournant que vient de prendre l’Histoire. De ce fait, Jean est un être qui apparaît éminemment disponible.

304.

« N’ayez pas peur, je ne veux pas vous draguer » dit, en guise d’entrée en matière, Paul lorsqu’il aborde l’étrangère de Cadix.

305.

La Jeune Femme accepte la proposition à déjeuner de Paul, mais non sans prétexter un coup de téléphone pour se libérer. Pourtant, une fois enfermée dans la cabine téléphonique, elle ne fait qu’appuyer sur quelques touches, avant de sortir presque aussitôt pour se rendre aux toilettes. De ce stratagème pudique perce déjà, de la part de la Jeune Femme, la part de trouble et de gêne qui s’est emparée d’elle au contact de Paul.

306.

Nous empruntons cette expression à Pascal Bonitzer, en l’employant dans une perspective différente. Cf. Le Champ aveugle, op. cit., p. 95.

307.

La lecture de la version du scénario avant-tournage renforce cette lecture. Les conditions qui rendent possibles la rencontre entre Aline et Gérard y sont, en effet, largement « romancées ». On peut lire que c’est Aline qui prend l’initiative de la rencontre avec Gérard, bien décidée à sortir Gérard du marasme dans lequel il s’est replié. C’est donc surtout Aline qui « connaît » déjà Gérard. Cf. J’entends plus la guitare, scénario avant-tournage, archive Bifi, pp. 42-43.

308.

Pour employer le mot d’Annie dans Le Cœur fantôme, après que Philippe a fait le constat que sa relation amoureuse avec Annie a lentement décliné vers un « j’étais bien » peu exaltant.