Une différence dans la mise en scène

Cette différence narrative se double d’une différence dans la mise en scène au moment du contact qui crée la rencontre et la co-présence. Ce ne sont plus les termes et les formes du récit qui produisent ici une différence : ce sont les choix scénographiques. Une rencontre au cinéma, en effet, n’est pas d’abord celle de deux cœurs, de deux esprits ou de deux âmes : elle est bien avant cela celle de deux corps en co-présence. Bien entendu, pour devenir vraiment rencontre, comme le souligne Philippe Arnaud, il faut que « les limites du moi [des personnages] se trouvent ébranlées ou abolies » 309 et cet ébranlement/abolition ne se produit jamais mieux que lorsque la rencontre est « tuche amoureuse » 310 . C’est ainsi que la rencontre peut emporter ses personnages dans une « spirale intersubjective » 311 et devenir « ce hasard qui prend le visage d’une nécessité » 312 . Mais il faut avant cela faire que la rencontre articule la « liaison d’un monde » 313  : et ce sont les corps des personnages qui sont d’abord au monde. C’est donc à la manière dont sont situés et agissent ces corps dans le laps de temps de la rencontre qu’il faut désormais prêter attention.

Quand le contact a lieu, les hommes sont tous déjà dans l’« ici » 314 . Ils sont dans le lieu même où va se tenir la rencontre. Ils sont déjà arrivés, voire, pour deux d’entre eux, déjà installés. Pour reprendre la terminologie d’Erving Goffman, ils sont partie prenante de la « région antérieure » 315 qui va être le socle de la rencontre. En ce sens, autant que dans un lieu, c’est sur leur territoire que la rencontre se déroule. Dans J’entends plus la guitare, Gérard se tient déjà dans un grand appartement qui domine la place de la République. Le mouvement global de la mise en scène en début de séquence, passage en trois plans de l’extérieur vers l’intérieur, invite d’ailleurs à penser qu’il y vit reclus. Comme pour mieux figurer que Gérard est sur son territoire, Philippe Garrel le montre, avant l’instant de la rencontre, préparant du café et, après que la rencontre a eu lieu, nu en train de prendre un bain. Deux actions qui témoignent à la fois d’une possession et d’une intimité que le personnage de Gérard entretient avec ce lieu territorialisé. Dans La Naissance de l’amour, la séquence de rencontre débute sur Paul, assis dans le café dans lequel la Jeune Femme va l’apercevoir puis le rejoindre. Des trois séquences, seule celle du Cœur fantôme donne à voir l’arrivée du personnage masculin sur les lieux de la rencontre. C’est dans le but de retrouver la prostituée que Philippe entre dans le lieu. Et en découvrant l’absence de la prostituée qu’il recherchait, Philippe vient se poster presque au centre du croisement de rues qui forme ce lieu, en position et en état d’attente, faisant jouer à plein, mais à son insu, sa virtualité de scène pour une future rencontre. Parce qu’ils sont déjà dans les lieux, parce qu’ils sont dans la place, les personnages masculins sont les personnages accueillants, ce qui n’est pas sans conditionner leur comportement. Ainsi dans La Naissance de l’amour, Paul reçoit avec bienveillance le compliment de Justine, l’invite à prendre un café et lui propose très vite de déjeuner avec elle. Même dans le cas de Gérard, où cet accueil est pour le moins paradoxal, il n’en existe pas moins. Car avant de recevoir Aline comme un chien dans un jeu de quilles, un « morceau d’activité signifiante » 316 traduit ses dispositions favorables à la rencontre et son statut accueillant : il entrebâille très légèrement la porte de l’appartement, comme pour faciliter l’intrusion d’Aline dans sa vie.

Cette dimension accueillante des personnages masculins n’est jamais mieux exploitée que dans Le Cœur fantôme. Peu avant l’instant de la rencontre, le profil de Philippe est filmé en très gros plan. Il regarde vers la droite, avant d’effectuer un demi-tour sur lui-même. Son visage est alors tourné vers la gauche. Suit alors un plan d’ensemble – plan que le spectateur est tenté un temps de qualifier de subjectif avant de se rendre compte qu’il s’agit du seul point de vue de la caméra – donnant à voir la portion d’espace qu’embrasse désormais le regard de Philippe. Par conséquent, ce qui précède l’instant de la rencontre pour Philippe, ce qui permet et provoque l’instant de « la première vue » 317 , c’est un retournement de son champ de vision. C’est ainsi qu’il peut tomber sur Justine traversant la rue dans sa direction et s’avançant vers lui. C’est ainsi, surtout, qu’il peut percevoir et accueillir le sourire qu’elle arbore et qu’il reçoit comme une invitation à la suivre. En effectuant une simple volte-face, Philippe se retrouve en position de recevoir Justine par le regard. C’est ici qu’il faut dire, avec Roland Barthes, que l’instant de la rencontre est un instant de « capture » pour celui qui voit : cet instant fugitif qui crée l’amoureux en provoquant son ravissement « par une image » 318 .

Comme pour renforcer par la mise en scène l’effet d’irruption qui leur est attaché au moment de la rencontre, Philippe Garrel fait à chaque fois apparaître les personnages féminins en second non seulement à l’image, mais dans la situation dramatique. Dans les trois moments de rencontre, la femme doit venir. La femme est la figure arrivante. Elle débouche d’une « région postérieure » 319 , d’un espace-coulisse hors-champ qui peut d’autant plus être nommé tel qu’il ne sera jamais donné à voir au spectateur. En ces cas-là, il n’y a aucun devenir champ de l’espace hors-champ, sans doute parce qu’il ne doit pas le devenir : en venant d’une région qui reste entièrement postérieure, les femmes n’en acquièrent que davantage un statut d’arrivantes.

Parce qu’elles arrivent, l’instant de la rencontre se joue essentiellement pour les femmes sous la forme d’un vécu du corps. Aline, la Jeune Femme et Justine paraissent comme obligées par Philippe Garrel de s’avancer et de faire la démarche d’aller vers l’homme. La rencontre amoureuse est pour elles un engagement de nature physique. Ce qui fait beaucoup pour l’émotion qui émane des séquences de rencontre vient du fait qu’il n’y a pas à savoir si c’est leur vécu corporel qui fait la rencontre ou la rencontre qui détermine ce vécu. Les femmes vont littéralement à la rencontre : elles s’engagent de tout leur corps dans la rencontre, dessinant un mouvement physique de rapprochement qui est rencontre. Du montage elliptique qui accompagne la prise de contact entre Aline et Gérard dans J’entends plus la guitare, le spectateur déduit qu’Aline, après avoir franchi la porte entrebâillée, s’avance jusqu’à l’entrée de la cuisine où elle s’arrête un instant, avant de s’éloigner comme le signalent le bruit de ses pas hors-champ. L’instant de la rencontre est donc déterminé et cerné par les déplacements d’Aline. Dans La Naissance de l’amour, la Jeune Femme fait son entrée sur scène en passant derrière la vitrine du café où Paul est assis. Après avoir aperçu Paul, elle tourne son visage dans sa direction, s’arrête un bref instant, puis semble continuer son chemin. On la retrouve, un plan plus tard, entrant dans le café, puis se dirigeant tout droit à la table où Paul est assis. Elle l’aborde alors en lui disant qu’elle aime beaucoup ce qu’il fait et s’assoit à l’invitation de Paul. Enfin, après que ce dernier l’a invitée à déjeuner, elle se lève pour aller téléphoner, prétextant un coup de téléphone à passer. Pendant tout le laps de temps qui mène la Jeune Femme de l’entrée du café à sa sortie du plan pour se rendre dans la cabine téléphonique, Paul n’est pas visible à l’image. Seuls accèdent au rang visuel, dans les secondes qui précèdent et celles qui suivent la prise de contact entre les futurs amants, le déplacement et les attitudes de la Jeune Femme : le mélange d’hésitation et de détermination que traduisent les rythmes de son avancée, sa main qui après avoir ramené ses cheveux en arrière reste un moment à hauteur de visage comme pour se protéger, ses regards qui osent à peine dévisager Paul, ses sourires mutins. Le corps de la Jeune Femme est ici un corps-traduction : il traduit l’état émotionnel qui est le sien dans ce moment où elle provoque la rencontre et se retrouve pour la première fois en co-présence presque intime avec lui. Dans Le Cœur fantôme, quand Justine apparaît à l’image, elle est tout entier un corps en marche dans un large espace. Sa mobilité et la grande énergie qu’elle semble fournir à l’arpentage de ce lieu frappent d’autant plus que son déplacement succède au visage de Philippe filmé en gros plan, quasi-immobile à l’image.

Surenchérissant sur la différence narrative qui précède la rencontre, c’est donc une différence de situation et de position entre l’homme et la femme qui accompagne la rencontre amoureuse au moment où elle a lieu. Comme si, pour qu’il y ait la possibilité d’une rencontre qui mène à l’amour, il fallait nécessairement que l’homme soit dans la place et reçoive, comme un présent, une femme. Comme si la femme devait nécessairement s’avancer vers un homme pour être aimée de lui et l’aimer en retour. Il y a là une forme de schématisme : le schéma de la rencontre amoureuse chez Philippe Garrel 320 .

Notes
309.

Philippe Arnaud, op. cit., p. 12.

310.

Ibid., p. 12.

311.

Ibid., p. 8.

312.

Ibid., p. 12.

313.

Ibid., p. 9. Philippe Arnaud cite ici Albert Laffay pour qui « le cinéma, lui, “ne peut s’arrêter de souligner et d’articuler les liaisons d’un monde”. »

314.

Pour reprendre le terme d’André Gardies, en en modifiant quelque peu l’acception qu’il en fait, dès lors qu’on l’envisage au niveau dramatique. Dans L’Espace au cinéma, André Gardies effectue une distinction entre ici/là//ailleurs, l’ici étant « le champ, cet espace représenté », le là étant « le hors-champ, cet espace potentiel, non visible, mais que je sais présent tout autour (du champ) », et l’ailleurs étant un hors-champ « flottant, indéterminé, doublement “off”, qui renvoie à un espace autre, non assignable. » D’un point de vue dramatique, on peut considérer que l’« ici » renvoie à l’ensemble du lieu où se tient telle ou telle action ou situation dramatique, avant toute tripartition par le filmage. Ainsi conçu, l’ici nous semble renvoyer très exactement à la notion de « scène filmique », telle qu’elle a pu être théorisée par Jacques Aumont et sur laquelle nous revenons dans le chapitre III.

315.

Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit., p. 106.

316.

Yves Lavandier, La Dramaturgie, Les mécanismes du récit, Paris, Le Clown et l’enfant, 1997, p. 317.

317.

Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, la scène de première vue dans le roman, Paris, José Corti, 1989.

318.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 233.

319.

Erving Goffman, op. cit., p. 110.

320.

On peut souligner que ce schéma était déjà à l’œuvre dans L’Enfant secret et Liberté, la nuit. Là aussi, l’homme est déjà dans la région antérieure à la rencontre. Là encore, la femme est la figure arrivante.