Une rencontre qui ne peut être amoureuse

Pour finir de se convaincre que les points communs aux moments de rencontre amoureuse constituent en réalité un schéma inhérent au « concept » même de rencontre amoureuse dans l’esthétique de la quatrième période, peut-être n’est-il pas inutile de confronter les paramètres de ce schéma à une scène de rencontre entre une femme et un homme qui ne conduit pas à une relation amoureuse. Cette rencontre entre deux personnes, c’est celle qui a lieu entre Paul et une femme anglaise, dont l’identité reste anonyme, à Cadix 321 [séq. 27]. À propos de cette rencontre, Jacques Aumont voit son impossibilité à devenir une rencontre amoureuse dans le fait qu’elle est une rencontre provoquée : « si le héros cherche à provoquer la rencontre, part au bout du continent, à Cadix, il ne trouve qu’une femme enfermée comme lui dans l’indistinction de la solitude (“on dirait que les gens viennent ici pour être seuls”). » 322 Lorsque la dimension du hasard et le miracle de l’inattendu n’interviennent pas complètement, nous dit Jacques Aumont, une rencontre ne peut se faire sous les espèces de l’amour. Pour qu’il y ait rencontre amoureuse dans les films de la quatrième période, il ne faut pas plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » 323 , c’est-à-dire ne pas provoquer l’inconnu. Il faut laisser l’inconnu venir à soi, sous l’aspect d’une femme. De même, Alain Philippon laisse entendre que cette rencontre de Cadix ne peut tourner en rencontre amoureuse parce qu’elle n’est que le prolongement d’une « échappée solitaire » 324 de Paul. La solitude totale, surtout lorsqu’elle ne résout rien et consiste uniquement à se sauver 325 sans être salvatrice, ne peut que rencontrer une autre solitude. Sans doute ces arguments critiques sont-ils tous deux recevables parce qu’ils reposent sur une lecture inductive, reliant cette rencontre à la trame du récit. Pour autant, l’attention portée aux partis pris de mise en scène permettent de comprendre que la rencontre entre Paul et l’étrangère de Cadix ne peut être une rencontre amoureuse par la seule syntaxe de la mise en scène.

Comment est bâtie cette rencontre ? Le premier plan de la séquence où cette rencontre intervient montre Paul marchant seul dans une rue de Cadix. Habillé de noir, portant son imperméable à la main, sa silhouette se détache dans un environnement dont la tonalité générale est claire (murs blancs des façades devant lesquelles sèche du linge blanc, carrosseries des voitures garées ou passant dans le plan en majorité blanches ou de couleurs pâles, luminosité d’ensemble assez dure, tirant le plan vers la surexposition). Au début de la séquence, Paul est donc mis en relief en tant que corps se déplaçant. À ce plan succède un plan donnant à voir la silhouette d’une femme de trois quarts dos, adossée contre un poteau noir : en arrière-plan s’étire en perspective une vaste esplanade de bord de mer. Sur le plan visuel, rien ne permet de relier ce plan avec celui qui précède. Seule un accord atonal de piano, commencé à la fin du plan sur Paul et se poursuivant sur le plan de la femme, permet de supputer un lien possible entre les deux situations. En tout cas, avant même que la rencontre n’ait lieu et alors qu’elle n’est qu’une virtualité, il est déjà remarquable que Philippe Garrel pose l’homme et la femme dans des attitudes différentes (mobilité de l’un, immobilité de l’autre) qui sont inversées par rapport à ce qui se joue dans le schéma de la rencontre amoureuse. On sait déjà ce qui suit 326 . La femme traverse l’esplanade, filmée de dos en travelling avant par la caméra et interrompt sa marche lorsqu’elle a atteint la rambarde, contre laquelle elle s’immobilise. Le plan dure quelques instants sur l’immobilité de ce corps féminin, avant que Paul n’entre dans le champ et vienne se poster à la droite de la femme pour l’aborder. Une co-présence s’établit à l’écran : une rencontre advient.

On le voit, contrairement à ce qui se passe dans le schéma de la rencontre amoureuse, ce n’est pas l’homme qui est sur « son » terrain et qui accueille une femme qui vient. Ce n’est pas non plus la femme qui est en mouvement à l’instant de la rencontre. C’est très exactement le contraire qui a lieu et c’est aussi pourquoi sans doute l’amour ne saurait advenir. Autant que les raisons narratives invoquées plus haut, ce sont alors des raisons structurelles de mise en scène qui contreviennent à l’émergence de l’amour.

On ne s’étonnera pas alors de voir la rencontre se transformer en un émouvant dialogue entre Paul et la femme anglaise qui confie les raisons intimes et de nature presque religieuse 327 de sa présence solitaire à Cadix. Les rencontres amoureuses s’effectuent sur un mode où la parole n’a pas beaucoup plus qu’une fonction phatique (Aline et Gérard dans J’entends plus la guitare entre lesquels l’essentiel se joue sur un mode muet) ou de confirmation de l’accueil (Paul invitant la Jeune Femme dans La Naissance de l’amour). Au mieux, la parole permet à la rencontre de s’inscrire dans un avenir (Justine qui propose à Philippe de « faire un petit bout de chemin ensemble » dans Le Cœur fantôme). À Cadix, au contraire, une parole explicative et lourde de sens peut se laisser entendre parce qu’Éros n’agit pas. Si comme l’écrit Denis de Rougemont, « Éros élit, s’émeut et “le reste est silence” » 328 , alors dans les rencontres amoureuses la parole est contingente : les échanges de paroles sont surtout là pour meubler le silence qui suffit à la rencontre. En revanche, la rencontre de Cadix relève uniquement de la philia, l’amitié spirituelle qui, si l’on en croit encore Denis de Rougemont, « devine, attend l’échange, le vrai dialogue » 329 . Paul et la femme anglaise reconnaissent en l’autre tout autre chose qu’une âme sœur : un semblable avec lequel évoquer son expérience de vie est possible parce qu’en s’adressant à l’autre, on parle aussi de soi.

Notes
321.

Une autre aurait pu être choisie : celle entre Philippe et la prostituée au tout début du Cœur fantôme. Mais en raison de la profession de la femme, cette séquence nous paraît moins représentative. Pour autant, les principes de mise en scène de cette séquence (le corps immobile de la prostituée, le corps mobile de Philippe) auraient parfaitement pu servir pour notre démonstration par contrepoint : Philippe ne saurait tomber amoureux de la prostituée aussi parce que sa rencontre avec elle ne correspond pas au schéma de la rencontre amoureuse.

322.

Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 142.

323.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1861), Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2003, p. 173. Souligné par l’auteur. Nous croyons légitime de faire référence ici à ce vers de Baudelaire tiré du poème « Le Voyage », parce que Paul, plus tard en Italie, s’oppose explicitement aux vues baudelairiennes sur le voyage : « Il avait tort ».

324.

Alain Philippon, art. cit., p. 31.

325.

Sur le DVD édité par les Cahiers du cinéma sur lequel figure La Naissance de l’amour, le titre du chapitre où figure l’escapade de Paul à Cadix est : « Se sauver ». Titre qui fait évidemment référence aux propos tenus par l’étrangère de Cadix dans le dialogue qui suit la rencontre avec Paul, mais dont la valeur est aussi d’être judicieusement polysémique. Cf. Deux films de Garrel (La Naissance de l’amour, Sauvage innocence), Cahiers du cinéma, CNC, 2003.

326.

Cf. Chapitre I.

327.

« À un moment, on ne peut pas faire autrement que de se sauver, sauver sa peau ou son âme, c’est la même chose. De toute façon, je ne vois pas à quoi je leur servirais sans âme. »

328.

Denis de Rougemont, Les Mythes de l’amour, Paris, Gallimard, coll. « Idées NRF », 1961, p. 275.

329.

Op. cit., pp. 274-275.