Les scènes de rencontres amoureuses sont donc bien toutes bâties sur un même schéma. Or, ce schéma, en raison des deux niveaux de différence qu’il conjugue (narrative et scénographique), met en relief toute la complexité de l’entre-deux qui se noue au moment de la rencontre. Car, sans contrecarrer la construction du lien, ces différences font sentir au spectateur toute la dimension de la disjonction qui œuvre au cœur même de la jonction. Maurice Blanchot affirmait dans un commentaire de Nadja 330 que
‘« la rencontre désigne une relation nouvelle. Au point de jonction – point unique –, ce qui vient en rapport demeure sans rapport et l’unité ainsi mise en évidence n’est que la manifestation surprenante (par la surprise) de l’in-unifiable, simultanéité de ce qui ne saurait être ensemble ; d’où il faut conclure, quitte à abîmer la logique, que là où la jonction a lieu, c’est la disjonction qui régit et fait voler en éclat la structure unitaire. » 331 ’À suivre Maurice Blanchot, la disjonction accompagne toute rencontre parce que la rencontre est gouvernée par un principe illogique (« quitte à abîmer la logique », dit Blanchot) de disjonction qui subvertit la jonction qui n’en a pas moins lieu. Autrement dit, pour l’énoncer avec le vocabulaire de Daniel Sibony, alors qu’un lien se noue, c’est aussi une coupure qui agit. Mais dans les films de la quatrième période, lors des moments de rencontre amoureuse, « ce qui vient en rapport » et qui « demeure sans rapport », savoir la disjonction au cœur même de la jonction, n’est plus seulement ce qui se donne à comprendre de la rencontre après son analyse métaphysique. Cette jonction-disjonctive se fait principe de mise en scène pour figurer la création d’un entre-deux comme coupure-lien. Daniel Sibony, en effet, insiste sur le fait que le concept de différence, dont on sait la fortune qu’il a eu en philosophie, n’est qu’une modalité « minimale » et « limitée » 332 de l’opérateur entre-deux tel qu’il l’envisage : « la différence apparaît comme un entre-deux trop mince, elle coupe là où c’est la coupure même qui ouvre l’espace d’un nouveau lien. » 333 Bien marquer la différence en la redoublant revient donc à faire sentir combien c’est la coupure même qui rend possible le lien, sans qu’il ne résorbe totalement cette coupure.
Il s’agit ici d’un acte moderne parce qu’il témoigne de ce « pessimisme lucide » 334 caractéristique de la modernité : même au moment où c’est un lien amoureux qui se forge, Philippe Garrel n’en rend pas moins prégnante sa précarité. Plus encore, le schéma de la rencontre amoureuse chez Philippe Garrel montre que son esthétique relève d’un pessimisme fondamental parce qu’il se refuse à la traiter sur un mode édifiant. Contrairement à ce qui peut se produire chez certains autres grands cinéastes modernes, la rencontre amoureuse ne participe pas de ces figures du « miracle », de la « révélation » ou de la « grâce soudaine » qui peuvent restaurer l’évidence du lien 335 . Même au moment où l’amour se fait possible par la rencontre, Philippe Garrel n’en veut pas moins marquer la fragilité du lien.
Le rapprochement semble d’autant plus motivé que l’œuvre d’André Breton est pour Philippe Garrel une référence importante. En témoigne, par exemple, le titre Rue Fontaine. Cette rue est celle dans laquelle a longuement vécu Breton.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 609. Philippe Arnaud reprend en partie cette citation de Maurice Blanchot et soutient dans les dernières lignes de son ouvrage …Son aile indubitable en moi que « cette phrase de Blanchot […] pourrait valoir comme une proposition accompagnant le cinéma qu’on a appelé moderne. » Cf. op. cit., p. 58.
« Disons-le tout net : l’idée de la différence ne suffit plus pour comprendre ce qui se passe […]. Non que l’idée de différence soit fausse : elle est juste mais limitée, pertinente mais infime ; rayon d’action plutôt réduit, liberté de mouvement très faible » et « […] le simple trait de la différence apparaît lui-même comme un entre-deux minimal […]. » Cf. Daniel Sibony, Entre-deux, op. cit., pp. 10 et 11.
Op. cit., p. 11.
« La modernité relève d’un pessimisme lucide. » Cf. Fabrice Revault d’Allonnes, op. cit., p. 23.
« […] si le monde est généralement inévident, (ne) peut se produire ponctuellement (qu’) une fulgurante et sidérante évidence […]. D’où la possible figure de la révélation, du miracle, de la grâce, soudaine, instantanée : ainsi la fin du Voyage en Italie de Rossellini ou à la fin du Pickpocket de Bresson. » Cf. ibid., p. 21.