Une situation de co-présence au cinéma est travaillée par les choix de représentation. Choix de représentation émanant de la nature de la situation. Choix de représentation émanant aussi de la manière dont cette situation est filmée et communiquée par l’entremise du médium cinématographique au spectateur. Les « entre deux personnes » s’inscrivent naturellement sur le terrain cinématographique du « donner à voir ». Mais, dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel cette question du « donner à voir » paraît immédiatement s’étoiler dans la variété des modes de monstration filmique.
Le Vent de la nuit fournit en l’occurrence le meilleur des exemples. À partir d’une situation de base qui structurellement ne change pas – deux hommes assis dans une Porsche rouge – Philippe Garrel passe en revue différentes manières de filmer la situation, aboutissant à une palette stylistique large. A fortiori si, comme le fait Charles Tesson, on pense que le « Scope semble imposé par le véhicule [… et que la] voiture rouge est le corps de l’histoire entre ces deux hommes […] » 336 ,il est possible de tenir Le Vent de la nuit pour un film ayant aussi pour projet cinématographique fondamental d’éprouver, sans dogme, différentes façons de donner à voir la situation aussi banale que cruciale de deux hommes se retrouvant longuement co-présents dans une voiture 337 . La représentation de l’« entre deux personnes » Serge/Paul devient ainsi le terrain d’une variabilité stylistique capable de résonner au plus juste avec ce qui se joue à tel ou tel instant au niveau dramatique. Ainsi n’est-il pas sans signification que la seule fois où la caméra pénètre dans la Porsche se soit pour filmer Serge par-derrière de trois quarts dos [séq. 14]. À ce moment là, en effet, Serge évoque l’un des épisodes les plus douloureux de son passé : l’acte désespéré qui consistait à pisser sur des fils de fer barbelés, pensant qu’ils étaient électrifiés, pour en finir avec les douleurs intolérables provoquées par les électrochocs. Dès lors, en rejetant complètement Paul dans le hors-champ et en se postant derrière Serge, la caméra non seulement resserre à la fois l’attention dramatique sur le personnage qui livre son passé, mais semble venir occuper la place même de ce passé, que Serge traîne derrière lui comme un long cortège de souffrances [Planche VII].
Cette variété des modes de représentation des situations entre deux personnes n’est pas sans faire écho au premier chapitre de cette étude. Car l’« entre deux personnes », loin de sombrer dans la monotonie visuelle, finit de la sorte par s’affirmer comme un motif privilégié. Mais, a contrario de la ligne générale du premier moment de cette étude qui tentait de cerner certains éléments constants d’une stylistique garrelienne, c’est la possibilité même de trouver un trait de style unique qui semble en l’espèce achopper. C’est pour de tels cas de figure que résonnent ces propos de Philippe Garrel :
‘« Je me suis rendu compte qu’en étant de plus en plus volontariste avec la caméra, en cherchant un style particulier ou original, on finit par faire de la rétention. […] À force d’exiger de soi-même un style particulier ou dominant, on en arrive à quelque chose de pauvre intérieurement. » 338 ’À l’aune d’un tel constat, la diversité des modes de représentation des situations entre deux personnes peut être lue comme un geste d’ouverture, voire d’échappée stylistique, aboutissant pour le cinéaste à une certaine richesse intérieure.
Parce que ces variations dans les manières de donner à voir les situations entre deux personnes sont très nombreuses, et surtout chaque fois uniques, il serait illusoire de tenter de se lancer dans une typologie rhétorique ou taxinomique, même partielle, des « mille et unes » manières de donner à voir l’« entre deux personnes ». D’abord, parce qu’une telle typologie ne manquerait pas de tomber dans cette « version un peu caricaturale du structuralisme » qui consiste à « repérer des figures et à cocher des cases » que stigmatise à juste titre Marc Cerisuelo 339 . Ensuite parce qu’elle ne pourrait que mêler de « façon inextricable des critères de catégorisation purement formel à des critères de contenu » 340 , entremêlement baroque qui la rendrait vite caduque et sans aucun intérêt opératoire. Car même si l’on décidait d’appeler exclusivement les situations entre deux personnes entièrement représentées dans un plan en cadre fixe des « entre deux personnes dans le champ », il y aurait encore à faire jouer les différences qui s’établissent entre un « entre deux personnes » filmé en plan large, un « entre deux personnes » resserré au niveau des visages ou un « entre deux personnes » réduit visuellement à une main caressant une jambe.
Charles Tesson, « Les Hautes solitudes » in Cahiers du cinéma n° 533, mars 1999, p. 29.
On notera que les Cahiers du cinéma (car l’article n’est pas signé) pouvait aussi réduire l’argument du Vent de la nuit à quelque chose d’assez banal, mais finalement essentiel : « On peut voir dans Le Vent de la nuit le récit d’une difficulté banale, celle d’un homme à s’éloigner de sa voiture avant de toujours y revenir, d’un pas lent et mesuré. » Cf. « Au fil du temps » in Cahiers du cinéma n° 533, mars 1999, p. 27.
Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 36. Pour éviter les contresens, il convient de souligner que de tels propos sont plutôt isolés de la part de Garrel et ne remettent pas en cause l’existence de points saillants stylistiques dans son esthétique. Philippe Garrel a parfaitement conscience d’être porteur ou tributaire d’un style. Par exemple, dans le même entretien, à propos du choix du Scope, Garrel affirme : « Choisir le Scope, c’est affirmer un style. » (p. 40). Et un peu après, concernant la méthode de la prise unique : « Je ne tournais qu’une prise, faute de moyens, puis c’est devenu un style. » (p. 41).
Jean-Baptiste Thoret, « Hollywood à l’écran, entretien avec Marc Cerisuelo » in Simulacres n° 4, février-avril 2001, p. 138.
Jacques Aumont rappelle que c’est un tel écueil qui, selon son terme, a fini par « ruiner » la grande syntagmatique établie par Christian Metz. Cf. À quoi pensent les films, op. cit., p. 247.