Or, parmi les multiples manières de filmer une situation entre deux personnes dans les films de la quatrième période, nombreuses sont celles qui paraissent instaurer une relation en tension entre la situation entre deux personnes telle qu’elle se donne à comprendre d’un point de vue strictement dramatique et ce qui est finalement donné à voir de cette situation. Dans J’entends plus la guitare, par exemple, lorsque Gérard converse au café avec Adrienne lors de leur première entrevue qui va le mener à l’adultère, il ne semble pas faire de doute que c’est une situation entre deux personnes qui a lieu [séq. 44]. Cet homme et cette femme se parlent, évoquent sur des modes franchement explicites ou plus implicites les raisons érotiques pour lesquelles ils ont du « plaisir » à se trouver réunis et rien ne vient les détourner de cet entre-deux. Mais au niveau filmique, pendant toute la scène, seul le visage en très gros plan d’Adrienne est visible à l’écran. Gérard est entièrement rejeté dans le hors-champ gauche, uniquement présent par sa voix et, par déduction, comme cible des regards d’Adrienne. Pour reprendre la terminologie d’André Gaudreault, dans une telle scène la relation entre la « monstration profilmique » et la « monstration filmographique » 341 n’est pas de simple superposition ou de décalque. La « monstration filmographique » ne coïncide pas avec la « monstration profilmique », si tant est d’ailleurs qu’une telle coïncidence puisse jamais avoir lieu.
Si ce cas est remarquable, c’est bien entendu parce que la situation entre deux personnes n’est jamais montrée dans son intégralité ou plutôt dans son intégrité visuelle. La caméra se refuse de manière ostensible à filmer Gérard. Elle se refuse à faire de la situation entre deux personnes un motif visuel, ce qui doit amener en retour à s’interroger sur les raisons de l’élection du visage d’Adrienne au cours de cette situation. Peut-être, si l’on suit Jacques Aumont sur ce point, est-ce parce qu’il s’agit du seul visage dans ce film qui n’apparaisse pas comme un « visage de la mort » 342 . Dans cette galerie de masques mortuaires que représente à ses yeux J’entends plus la guitare, la seule « exception » est le visage d’Adrienne « dont le filmage en gros plan révèle la surface comme agitée d’un incessant friselis, d’ondoiements, de poussées ténues qui haussent ici un sourcil, crispent là fugitivement une commissure. » 343 Le visage d’Adrienne est ainsi visage de la vie : visage alors le mieux à même d’exprimer le désir érotique qui circule entre les deux personnages et qui est le moteur véritable de toute cette scène.
Remarquable, le moment de conversation entre Adrienne et Gérard ne fait pourtant qu’accuser une tension qu’on retrouve dans nombre de relations qui s’établissent entre une situation entre deux personnes et la manière de la donner à voir. Dans Le Cœur fantôme, lorsque Justine demande à Philippe s’il prenait lui aussi de l’héroïne quand il était avec Mona, jamais ces deux personnages ne sont montrés dans le même champ [séq. 50]. Certes, les voix de Philippe et Justine, lorsqu’elles sont acousmatiques, franchissent la frontière qui sépare hors-champ et champ, donnant une assise profilmique indubitable à la situation entre deux personnes. Mais le jeu du champ-contrechamp (deux plans sur Justine, deux plans sur Philippe en alternance) et l’isolement des deux figures par des cadrages en gros plans instaurent une fragmentation de la situation entre deux personnes. Effet de fragmentation et de séparation des deux protagonistes augmenté par l’impossibilité de faire concorder ce qui apparaît du décor en arrière-plan de Justine et ce qui se donne à voir de lui derrière Philippe. En effet, alors que derrière Justine est visible une étagère en bois marron sur laquelle semble 344 posé un poste de télévision, le buste de Philippe se détache sur fond de mur crème, seul le coin d’une commode sur laquelle est posée une lampe se laissant entr’apercevoir à la faveur d’un panoramique à droite de la caméra. Cette fois, toujours dans les termes d’André Gaudreault, « monstration filmographique » et « monstration filmique » 345 s’épaulent pour représenter la situation entre deux personnes sans vraiment la donner à voir. Parce que jamais les deux figures ne sont visibles ensemble à l’écran, l’« entre deux personnes » n’accède pas en tant que tel au visible.
André Gaudreault, Du littéraire au filmique, op. cit., p. 121.
« […] les visages du film apparaissent comme autant de visages de la mort. Visage expressionniste, gagné par des reflets mordorés et verts, par la présence de la charogne dans la chair désirable : tout ce qui passe dans le corps chez Rembrandt, chez Rubens passe dans le visage de Marianne – jusqu’aux yeux qui s’injectent ou se bordent de rouge. Masque de mort, la tête méchante de la grand-mère (la bonté mielleuse de ses phrases, comme la sorcière de Blanche-Neige lorsqu’elle donne la pomme empoisonnée). Masque de mort, le profil prognathe de Linda, visage qui s’abandonne à l’envahissement par l’ombre, par les trous noirs (comme les grotesques de Léonard, les mendiants de Murillo). Figure de la mort comme promesse humaine par excellence, le visage de la mère, celui d’Aline. » Cf. Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., pp. 201-202.
Op. cit., p. 202.
Semble parce qu’en raison de l’emploi d’une longue focale, le poste de télévision, flou, se devine plus qu’il ne se voit.
Op. cit., p. 121.