Une relation problématique

 Une certaine mise en crise des situations dramatiques entre deux personnes paraît ainsi s’opérer à travers les choix de monstration, au point qu’il n’est sans doute pas illégitime de se demander si les situations que transmettent ces séquences sont des situations entre deux personnes. La réponse ne fait pourtant pas de doute : elle ne peut être que positive. Positive d’abord parce qu’au niveau de la dramaturgie, ce sont bel et bien des situations entre deux personnes qui se déroulent. Positive aussi parce qu’au niveau de la réception filmique le spectateur a le sentiment, notamment grâce au son, de partager une situation entre deux personnes alors même qu’il ne la voit pas. Ce serait par trop conférer à l’image un primat dans la réception que de vraiment jouer la carte du doute, quand les travaux de Michel Chion nous ont largement appris à reconnaître le pouvoir structurant du son en situation d’audio-vision, notamment à travers le concept de « valeur ajoutée » 346 . Mais répondre de manière positive, c’est alors faire de la relation qui s’instaure entre une situation entre deux personnes et la manière de la donner à voir, une rencontre dont l’intérêt est moins celui d’une mise en crise que d’une problématisation. Ne pas donner à voir en tant que telle une situation entre deux personnes ne remet pas en cause l’intégrité dramatique de cette situation, mais fait passer au premier plan de la réception et, par là, de la réflexion le caractère problématique de la relation entre situation et monstration (le terme de monstration ne renvoyant plus désormais, par raccourci, qu’au niveau filmique, qui implique nécessairement le filmographique).

Plus encore, ces cas « extrêmes » ne font qu’exacerber la nature nécessairement problématique de la relation situation/monstration. D’abord parce que le choix de monstration d’une situation dramatique est nécessairement problématisant. Gilles Deleuze souligne que « ce qui caractérise le problème, c’est qu’il est inséparable d’un choix » 347 . Or, la décision qui consiste à filmer une situation en plan d’ensemble ou au contraire en plan rapproché est l’expression d’un tel choix et la réponse au problème du « comment filmer » cette situation. Même si les choix de monstration donnent à voir dans son intégrité la situation qui se joue sur le plan dramatique, il n’en résulte pas moins que ces choix sont des choix et constituent la base d’une problématisation. Ensuite, les acteurs d’une situation dramatique, dès lors qu’elle trouve d’abord à s’incarner au niveau profilmique, sont eux-mêmes engagés dans la relation qu’ils entretiennent avec la caméra et peuvent faire varier cette relation. En ce sens, la situation qu’ils incarnent n’est pas moins problématisante, parce qu’elle redouble la mise en question des choix de monstration qui ont été opérés pour donner à voir, et de quelle manière, les acteurs de la situation. De la sorte, la nature de la relation qui s’établit entre situation dramatique et la manière dont cette situation est donnée à voir apparaît éminemment problématique.

Notes
346.

Michel Chion, L’Audio-vision, Son et image au cinéma, Paris, Nathan, coll. « Nathan cinéma », 1990, p. 8.

347.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 230. Gilles Deleuze, pour bien expliciter cette caractéristique du problème montre ce qui distingue problème et théorème : « En mathématiques, couper une ligne droite en deux parties égales est un problème parce qu’on peut la couper en parties inégales ; tendre un triangle équilatéral dans un cercle est un problème, tandis que tendre un angle droit dans un demi-cercle est un théorème, tout angle dans le demi-cercle étant droit. »