Le travail analytique comme constitution d’un problème

En ce sens, il n’est jamais plus vrai que sur cette question du « donner à voir » que d’envisager le travail analytique comme constitution d’un problème. Comme le rappelle Jacques Aumont, le terme analyse vient primitivement de « ana+luein », ce qui signifie « résoudre en remontant à l’envers » 348 . Or, selon Jacques Aumont, analyser n’est alors « rien d’autre que la méthode, connue des mathématiciens, qui consiste à “supposer le problème résolu” » 349 . Une différence néanmoins sépare méthode mathématique et analyse d’images : « analysant une image, un tableau, un film, je n’ai pas à “supposer”, mais à constater que le problème est “résolu” : c’est ce que j’ai d’abord sous les yeux qui constitue la solution. » 350 D’où la conclusion à laquelle aboutit Jacques Aumont :

‘« L’analyse consiste bien alors à remonter, mais non sous la forme d’une “démonstration” (au sens où celle-ci est la vérification de certains enchaînements de conséquences logiques) ; il s’agit plutôt, partant de la solution que me donne l’image de constituer le problème. Question première, question de fond de toute analyse d’image : “quel est le problème ?”. Quel problème puis-je poser à partir de cette ou ces images ? Quel problème pose-t-elle ou posent-elles, dont elles sont la solution ? » 351

Bien entendu, il ne faut pas conclure trop hâtivement des propos de Jacques Aumont qu’une image pose un problème unique, comme ses formulations auraient peut-être tendance à le faire accroire. C’est au contraire l’une des lignes directrices des pages qui suivent ses propos que de rappeler la complexité du concept d’image qui engage alors nécessairement à considérer qu’elle pose non pas un problème, mais une série de problèmes. Parce que l’image « se fait », « se réfère » et « s’échange » selon les propriétés concrètes primitives dont Jacques Aumont entend repartir pour engager sa réflexion sur l’analyse des images de films 352 , l’image pose, au niveau théorique, au moins trois ordres de problème :

‘« L’image fabriquée pose le problème de sa légitimité, de sa valeur, de son intention. Qui fait l’image lorsque je dessine ? “Je” dessine, et cela sans doute semble impliquer une intentionnalité, mais comment la connaître, disons, à propos du pingouin de la grotte Cosquer ? Et si je dessine, qui autorisera qu’on y reconnaisse quelque chose, qui fera qu’on y trouve intérêt ? De même, l’image référée pose la question de son invention : si cela ressemble (mode ordinaire de la référence), d’où vient la ressemblance ? qui l’a voulue ? qui a su l’obtenir ? L’image enfin ne s’échange que sur la base d’une garantie, c’est-à-dire d’un savoir même mythique ou hypothétique sur ses origines : quel étalon est convoqué dans l’économie des images ? »’

Ces ordres de problème dont l’image est théoriquement porteuse ne doivent cependant pas se comprendre comme une « grille de lecture problématique » à laquelle il faudrait obligatoirement soumettre toute image dès lors qu’on entend produire à partir d’elle une analyse. Une telle posture analytique serait alors en contradiction flagrante avec la thèse fondamentale du livre de Jacques Aumont qui consiste à aborder une image dans sa plus grande singularité 353 , débarrassée de toutes les « ornières » théoriques qui empêchent de prendre acte de cette singularité. À rebours de l’iconologie de Panofsky et de « tout ce qu’on appellera ici l’assignation des images à un répertoire » 354 , l’analyse d’image telle que la conçoit et la défend Jacques Aumont ne cherche précisément pas à « retrouver quelque chose qui existe avant l’image, en dehors d’elle, indépendamment d’elle, et à quoi elle tâche de se conformer. » 355 Ainsi le geste analytique premier doit-il porter non pas sur l’image mais sur l’analyste qui doit développer chez lui une capacité à « oublier » :

‘« Oublier tout le savoir spécialisé que l’on possède à propos du “contexte” de ce que l’on décrit. Oublier ce que l’on sait ou croit savoir sur les conventions adoptées par l’auteur de l’image, ou sur celles auxquelles se conformaient les destinataires supposés de cette image. Oublier même qui a produit cette image, quand, où, pourquoi […]. Bref, se comporter vaillamment comme si l’image qui est devant moi et que je veux décrire n’avait jamais eu d’autre destinataire que moi, ici, aujourd’hui. » 356

De la sorte, et comme le dit Anne-Françoise Lesuisse, « face à l’image, il faudrait mettre de côté à peu près tout sauf soi-même […]. » 357 Bien entendu, l’oubli n’est que provisoire et ce serait une erreur plus grave encore que de ne pas se donner la possibilité de se souvenir, après avoir oublié, de tout ce à quoi telle image fait écho dans l’esprit de l’analyste. Si, comme le voulait Platon, « la connaissance est lien » 358 , c’est aussi dans les rapports et les différences qu’une image entretient avec d’autres images qu’elle devient un problème intéressant pour l’analyse. Mais la capacité d’oubli – qui est surtout de l’ordre du postulat théorique – est sans doute le meilleur antidote aux grilles analytiques trop corsetées qui ont toujours plus ou moins le défaut d’aller chercher dans l’image ce qu’on désirait auparavant y trouver. De ce point de vue, on ne peut qu’approuver le propos de Jacques Gerstenkorn lorsqu’il affirme qu’il vaut mieux analyser un film « à la hussarde », plutôt que comme « un huissier » 359 . Il rejoint en cela la position analytique proposée par Jacques Aumont, qui est le contraire d’une grille ou d’une méthode parce qu’elle veut à tout prix éviter « l’attitude qui consiste, pour faire “faire” du sens à une œuvre, à prendre du sens tout prêt et à le lui appliquer » – attitude évidemment qualifiée de « contre-productive » 360 . Les trois ordres de problèmes que pointent Jacques Aumont ne sont donc ni des préceptes, ni même des principes problématiques. Ils sont plutôt une invitation à engager l’analyse dans la voie d’une problématisation des images où les problèmes qu’elles posent sont multiples, infinis peut-être.

Notes
348.

Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 26.

349.

Op. cit., p. 26.

350.

Ibid., p. 26.

351.

Ibid., p. 26.

352.

Jacques Aumont entend rompre avec les définitions courantes de l’image qui s’originent toutes au miroir (perception concrète d’un reflet mimétique) pour ensuite aller toujours plus vers l’abstrait d’un principe métaphorique à l’œuvre dans les images. L’inconvénient de ces définitions courantes étant pour Aumont qu’elles n’ont pas pour finalité l’image en tant que telle, mais « l’idée d’image », selon le titre d’un ouvrage de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier (cf. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, L’Idée d’image, Saint Denis, PUV, coll. « Esthétiques hors cadre », 1995). En définitive, ce qu’on vise dans l’image est toujours alors situé dans le « verbal » : elle ne vaut qu’à être « une puissance d’extension qui permette de dire autre chose que ce que l’on dit ». La démarche proposée par Jacques Aumont est au contraire de chercher à rendre compte de la force propre de l’image, force propre « de signifier, d’exprimer mais aussi de faire penser, sans pour cela être soumise à la force extérieure de l’idea. » D’où les propriétés concrètes dont il entend repartir : « L’image se fait ; elle se réfère ; elle s’échange. Avant tout, un processus matériel doit la produire, même s’il est automatique comme celui qui engendre l’image dans ses états post-photographiques. Produite, l’image est alors – alors seulement – image-de : elle renvoie à quelque chose du monde. Enfin, elle acquiert, dans cette vertu de référence, une valeur : elle vaut pour quelque chose, et c’est ce valoir-pour qui permet et fonde une circulation et une économie des images. » Souligné par l’auteur. Cf. op. cit., pp. 27-29.

353.

« L’analyse, au fond – c’est la thèse de ce livre – n’existe que si elle s’est approprié un objet érigé en singularité, quel que soit […] le mode ou la raison de sa singularisation. » Cf. op. cit.,p. 114.

354.

Op. cit., p. 44.

355.

Ibid., p. 44.

356.

Op. cit., p. 205.

357.

Cf. Du film noir au noir, op. cit., p. 93. Souligné par l’auteur.

358.

Platon, Ménon, trad. fr., Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 199.

359.

Jacques Gerstenkorn, « L’Art du conte » in Contre Bande, numéro hors série, octobre 1998, p. 41.

360.

Op. cit., p. 113.