Une dialectique de la coupure-lien : la caméra, instrument ambigu

À travers la relation problématique qui s’établit entre la situation entre deux personnes et son mode de monstration, c’est d’abord une dialectique de la coupure-lien qui apparaît. La très succincte description du plan des Baisers de secours qui précédait mettait l’accent sur un point : les effets de séparation entre Matthieu et son père que les cadrages et les mouvements de caméra instaurent. En rejetant dès l’ouverture du plan Matthieu dans le hors-champ, le cadrage de la caméra rend cruciale pour l’œil spectatoriel une disjonction filmique, voire une scission originaire dans la représentation de la situation. Cette scission paraît d’ailleurs, et peut-être du fait même qu’elle est originaire, presque incommensurable : si la caméra semble vouloir la résorber par instant, en incluant les deux personnages dans un même cadre, ce n’est que pour mieux renouer avec elle ensuite. De ce point de vue, le fait que la séquence se termine alors que la caméra isole une nouvelle fois le père a valeur de symptôme.

Cependant, en deçà de la scission sécrétée par le mode de filmage, la liaison entre les deux personnages demeure agissante. La parole du père la rend particulièrement active. Par la posture énonciative, d’abord. Parce que son discours, quasiment un monologue, est surtout une parole adressée dès les premiers mots – « Tu sais », dit-il à Matthieu en guise d’introduction – elle présuppose un autre pour la recevoir et se fait foncièrement conjonctive. De ce fait, on peut considérer que même lorsque celui-ci reste hors-champ, Matthieu a une place dans le champ, ménagée par la parole de son père. Mais c’est surtout la nature des propos du père qui tisse un lien d’importance entre les deux personnages. Le père, en effet, « révèle » à son fils que c’est l’intensité de certains moments d’amour qui pousse parfois un homme et une femme à avoir un enfant, « pas pour l’enfant, pour l’amour », afin que l’enfant perpétue ces moments d’amour. Dans les mots du père, on peut le deviner, c’est une expérience de vie qui s’exprime, sous une forme qui relève presque de la « parabole ». Aussi, en donnant une telle valeur séminale à l’amour, le père semble souffler à Matthieu qu’il a lui aussi été le fruit de cet amour, dont il est en quelque sorte le garant et, après lui, son fils Lo. L’amour devient le germe, autant que le filigrane, qui se transmet génération après génération, dont chacun hérite, et qui unit indéfectiblement les fils aux pères. En ce sens, l’amour chez Garrel, comme la fêlure chez Zola, « ne transmet rien sauf [lui]-même. » 365 Par-delà les différences entre individus, l’amour est ce « même » que les pères et les fils ont en partage.

Nul n’était besoin, cependant, de tant s’arrêter sur le rôle de la parole pour mettre en évidence la part irréductible du lien contenu dans cet « entre deux personnes ». C’est bien une mise en rapport, et donc la création d’un lien d’abord de nature physique, qui constitue l’essentiel de la situation dramatique comme de la mise en scène. Mise en scène minimale, qui tient dans le rapprochement de deux corps et surtout de deux visages, entretenant un lien de très grande proximité. Proximité encore renforcée parfois par certaines postures mutuelles aux deux visages, se tournant et se penchant l’un vers l’autre, comme des pointes d’intimité maximale dans un rapport pourtant déjà entièrement tissé d’intime. La part du lien ne paraît donc pas pouvoir être niée, malgré les coupures instaurées par les choix de filmage.

Parler de dialectique de la coupure-lien et prendre le parti de cette dialectique, c’est se trouver dans l’obligation de redéfinir le partage entre ce qu’on pourrait nommer le site générateur de lien, à savoir la situation dramatique entre deux personnes, et le site générateur de coupure, à savoir la caméra et ses mouvements. Si le terme de dialectique paraît, en l’espèce, le plus idoine, c’est parce qu’il figure explicitement dans l’un des films de la quatrième période, Le Cœur fantôme. Il apparaît pour désigner la liaison qui engage indéfectiblement dans un même mouvement des termes et des concepts antinomiques 366 [séq. 69]. Or, c’est bien en ce sens qu’il doit être entendu ici. Car entre le sentiment de lien inhérent à la situation et les effets de coupure qui ont pu être dégagés, il paraît en définitive peu judicieux de vouloir ou les hiérarchiser ou les envisager séparément.

En réalité, lien et coupure ne sauraient être clairement situés, parce qu’ils peuvent participer aussi bien, et ensemble, des deux sites. C’est le cas pour l’instance de filmage : la caméra. Malgré sa propension à séparer les deux protagonistes, elle n’en manque pas moins de tracer le lien qui les unit. En un mot, la caméra figure le lien. Le simple fait qu’elle passe du visage du père à celui du fils en panoramique, dès que la voix de Matthieu se fait entendre, marque un souci de restaurer au niveau visuel la part du lien. Plus encore, l’effet de séparation instauré par la caméra en début de plan semble surtout avoir pour vocation de dramatiser la figuration du lien. En effet, commencer le plan uniquement sur le père, sans montrer, pendant tout le début de son discours, la personne silencieuse à qui est destinée cette « parabole » sur les raisons qui poussent un homme et une femme à faire un enfant, ne peut qu’engendrer une forme de suspense visuel. Ce suspense visuel conditionne un désir spectatoriel de voir apparaître le destinateur de la parole adressée du père, ne rendant que plus décisif le moment où la caméra se met enfin à suivre l’orientation de cette parole pour dévoiler Matthieu, le fils à l’autre bout du lien [Planche VIII].

Il en va de même, et de manière plus prégnante encore, dans J’entends plus la guitare dans la séquence où Gérard rend visite à Marianne dans sa chambre d’hôtel et où celle-ci lui annonce qu’elle repart le lendemain en Allemagne [séq. 41]. Nombreux sont pourtant les éléments qui, dans les deux plans qui composent cette séquence, accentuent le sentiment de distance et de séparation entre les deux protagonistes : le fait que Marianne reste allongée sur son lit pendant toute la durée de la séquence alors que Gérard se tient debout, le fait que les deux protagonistes ne partagent que très fugitivement le même champ ensemble (les deux visages apparaissent dans le champ le temps d’une bise de Gérard à Marianne avant qu’il ne s’empresse de sortir du champ), le fait enfin que les deux personnages campent à distance l’un de l’autre l’immense majorité du temps d’une conversation qui ne fait que confirmer que leurs retrouvailles sont pathétiquement ratées 367 . Les choix de cadrage participent donc de la mise en scène et de la figuration d’une profonde coupure entre les personnages, puisque la caméra préfère les séparer et les isoler, plutôt que de vraiment les montrer ensemble. Pour autant, la caméra est aussi l’instance, la seule peut-être, la seule vraiment en tout cas 368 , qui cherche à instaurer ou à restaurer un lien possible entre ces deux protagonistes. Il est d’ailleurs significatif que cela apparaisse dans les deux plans de la séquence : à deux reprises, la caméra part du visage de Marianne pour effectuer un panoramique, assez lent et donc prégnant, pour venir cadrer Gérard en plan rapproché. Plus encore que de figurer le lien, la caméra souligne et même révèle en ces deux cas l’appartenance des deux protagonistes à une même réalité profilmique, renforçant ainsi la co-présence et la prégnance du lien.

À travers ces deux exemples, on voit combien la caméra peut être un instrument ambigu dans l’esthétique garrelienne. Elle sert tout autant à figurer la coupure et le lien qui s’instaurent entre deux personnes. Elle n’est pas seulement le site de la coupure, elle n’est pas non plus seulement celui du lien : elle est le site d’un partage sans véritable départage entre coupure et lien. En ce sens, la caméra ne fait pas ici de choix. Elle se situe même à l’opposé de tout choix pour jouer sur le plan purement filmique de l’ambivalence intrinsèque aux situations entre deux personnes nécessairement conformées par cette « coupure-lien » qu’est l’« entre-deux ». L’ambiguïté dont la caméra se fait porteuse est au service de la complexité ontologique des situations dramatiques filmées.

Notes
365.

Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1969, p. 373.

366.

Dans Le Cœur fantôme, le père dit à Philippe : « Prendre le risque de l’amour, c’est prendre le risque de la mort, aussi… d’une certaine mort… la tienne et celle de l’autre… de la haine aussi… d’une certaine haine… c’est la vie ! C’est dialectique, comme disait l’autre, non ? »

367.

Il est intéressant de comparer cette séquence, la dernière dans laquelle Gérard et Marianne sont en co-présence, à la première séquence du film que nous avons déjà sommairement décrite dans le chapitre II. Ces deux séquences sont en effet construites sur des mouvements de mise en scène presque inversés, parce que la première séquence, composée de quatre plans, propose un effet de rapprochement progressif des deux figures dans le même champ, avec un plan sur Marianne, un sur Gérard, un plan où seule Marianne est visible mais où la parole met les deux personnages en relation, le dernier plan enfin où Marianne et Gérard sont tous deux allongés sur le lit, enlacés l’un à l’autre. On voit combien l’effet de contraste ne fait que renforcer le caractère pathétique de la dernière séquence.

368.

Certes, un fil de paroles se tisse entre les deux protagonistes, mais la nature du dialogue (le ton grave et amer de Marianne auquel s’oppose celui narquois de Gérard, les plaintes de Marianne sur la saleté désastreuse de l’hôtel, le fait qu’elle annonce son départ pour Berlin) joue un rôle primordial dans l’établissement d’une fracture irrémédiable entre les deux protagonistes.