À travers la relation problématique qui s’établit entre une situation entre deux personnes et son mode de monstration, c’est ensuite la question fondamentale du vu et du non-vu qui se pose du point de vue spectatoriel ou, si l’on se place du côté du monstrateur, du montré et du non-montré. Une telle question ne manque pas d’avoir un caractère un peu paradoxal, parce que dans l’ordre des phénomènes, innombrables, qui jouent de cette frontière entre vu et non-vu dans un film, elle trouve ici sa spécificité à prendre un tour sommairement taxinomique, avant que cette taxinomie ne se mette à grincer sur l’autel de l’analyse de séquences. En effet, le caractère duel et uniquement duel des situations entre deux personnes rend immédiatement aiguë et spécifique cette question du vu et du non-vu sur un terrain particulier : celui de la répartition des situations entre deux personnes entre champ et hors-champ. En se fixant sur les modes de cette répartition, on peut considérer qu’il n’existe dans l’absolu que trois grands cas de figures : soit les deux personnes sont dans le champ, soit seule l’une d’entre elles est visible à l’écran, soit les deux personnes sont hors-champ. Il y a là un canevas – et qui n’est que de l’ordre du canevas – commun à tous les moments filmiques entre deux personnes qui suffit à fonder la spécificité du problème.
On ne saurait dire qu’une telle taxinomie est inutile d’un point de vue analytique et sémantique, ne serait-ce que parce qu’elle fournit un « fond » pour mieux donner du relief à ce qui se joue sur cette question de la répartition d’une situation entre deux personnes au cours d’une séquence. Mais la question du vu et du non-vu n’a de véritable intérêt analytique que dans la précision de ce qui vu ou n’est pas vu de la situation à tel ou tel moment d’une séquence. La dynamique d’une séquence peut d’ailleurs rendre singulièrement poreuses les catégories statiques de la taxinomie en donnant toute sa valeur aux moments de passage d’une catégorie à l’autre, alors même que les effets sémantiques d’une séquence, quant à eux, peuvent souvent naître de la mise en crise des catégories pointées. C’est ainsi que dans le plan-séquence des Baisers de secours entre Matthieu et son père, le mouvement de caméra, après que le père a prononcé l’ultime parole de cette séquence, la voix nouée d’émotion – « C’est très nécessaire pour moi que tu sois heureux » – nous fait passer du deuxième cas de figure (une seule personne dans le champ) au premier cas de figure (deux personnes dans le champ). Mais plutôt que ces deux catégories, c’est surtout ici la transition d’une catégorie à l’autre qui compte, parce que le mouvement de caméra qui suit l’aveu solennel du père paraît vouloir recueillir l’impression que cet aveu a pu produire sur Matthieu. D’autant plus qu’à peine apparu, le second cas de figure est largement mis en crise par un léger changement de position du père, qui prend un peu de distance par rapport à Matthieu, son visage se retrouvant en amorce gauche du cadre. La catégorie taxinomique, qui pourrait laisser présupposer que les deux personnages sont mis sur un pied d’égalité si on se laissait aller à l’interpréter en-soi, est ici subvertie par un traitement inégalitaire de la présence des deux personnages. Le privilège accordé à la figure de Matthieu, sans pour autant que la figure du père soit exclue du visible, renforce alors le poids de ce qui s’exprime au plus profond de la dernière parole du père : que l’amour dont sont issus les fils, et dont ils sont l’incarnation, les rend aussi responsables du bonheur de leurs parents.
Bien entendu, on ne saurait exclure une part d’aléatoire dans le cadrage des situations entre deux personnes, comme ces propos de Jacques Loiseleux, le chef opérateur sur Les Baisers de secours le laissent clairement entendre :
‘« Garrel m’a donné une grande autonomie au cadre. Je peux ainsi cadrer à l’écoute, à la sensation passer d’un personnage à l’autre ou partir à contretemps par rapport aux déplacements des acteurs. » 369 ’Mais, au niveau de la réception filmique, les réactions des chefs opérateurs par rapport au contenu de la situation se traduisent en types de cadrages, mouvements de caméra et choix de ce qui est filmé de la situation qui se rangent pour le spectateur/analyste sur le plan des signifiants. À travers les variations de la monstration, c’est donc une dynamique sémantique du vu et du non-vu qui s’élabore. L’intérêt d’une telle dynamique sémantique est de reposer aussi sur la dynamique propre à la situation entre deux personnes, avec leurs déplacements, leurs positionnements et repositionnements. C’est la raison pour laquelle parler de non-vu et de non-montré, plutôt que d’invisible et de caché, est ici délibéré : il s’agit de bien marquer que ce qui est vu ou n’est pas vu ne relève pas des seules décisions monstratives mais peut aussi relever de la manière dont les acteurs de la situations se répartissent entre champ et hors-champ. La dynamique sémantique du vu et du non-vu est, en réalité, la conjonction d’une double dynamique.
L’ultime plan-séquence de J’entends plus la guitare offre, dans la perspective d’une telle dynamique sémantique, un cas remarquable. C’est une conversation à couteaux tirés que donne à voir cette séquence, conversation dont Gérard fait les frais. Aline, tout en affirmant son amour pour lui, ne cesse de le renvoyer aux faiblesses de ses arrangements et aux conséquences liées au fait d’avoir eu un enfant ensemble : Aline fait de Gérard le prisonnier de sa famille, qui ne saurait quitter une femme qui l’aime « pour ce qu’il est » autant qu’un enfant à jamais inséparable de cette femme. La situation s’avère d’autant plus douloureuse pour Gérard qu’Aline le pousse à prendre une décision qu’il brûle sans doute de prendre – la quitter – mais dont il est incapable d’assumer la principale conséquence : vivre éloigné de son enfant. En ce sens, on peut dire de J’entends plus la guitare qu’il s’achève sur un moment de cinéma de la cruauté.
Au cours de cette conversation, la répartition des deux protagonistes entre champ et hors-champ ne cesse de varier. Abstraitement, les configurations de répartition pourraient être ramenées à quatre types principaux qui sont dans l’ordre d’apparition : Gérard seul dans le champ, les deux personnages dans le champ en situation de face-à-face, Aline seule dans le champ, Aline occupant le champ alors qu’à côté d’elle Gérard va et vient nerveusement entre champ et hors-champ. Mais ce n’est que replacés dans la trame de l’évolution de la situation, en prêtant attention à ce qui se dit entre les deux personnages autant qu’à leurs expressions corporelles les plus significatives, que l’intérêt sémantique de ces configurations se dessine.
La première configuration se rencontre dès le début de la séquence. Après quelques secondes sur la porte donnant accès à la cour de l’immeuble d’Aline et Gérard, ce dernier apparaît dans le champ en franchissant cette porte. Gérard fait deux pas, puis s’arrête en apercevant quelque chose face à lui hors-champ. Des bruits de pas de quelqu’un qui s’avance se font entendre. Gérard se gratte le front, indice de sa soudaine déstabilisation. Arrivée à sa hauteur, mais toujours hors-champ, Aline, dont le spectateur reconnaît la voix, engage la discussion sur un ton bravache – « J’crois que ça serait bien si tu me quittais ! » – se plaçant sur le terrain d’un conflit conjugal 370 que rien ne viendra dénouer 371 . Pendant tout le début de la conversation, la répartition de l’« entre deux personnes » entre champ et hors-champ ne change pas : la caméra reste braquée sur Gérard, pendant que les pas d’Aline allant et venant dans la cour se font entendre hors-champ. Le premier mouvement de ce plan, selon l’axe du rapport situation entre deux personnes/ce qui est vu de cette situation, privilégie donc la surprise et la déstabilisation première de Gérard. Pris au dépourvu par l’aplomb, l’audace et les certitudes que proclament Aline – « Comment tu peux être aussi sûre de toi ? », demande Gérard quand Aline lui assure qu’il reviendra vivre avec elle – Gérard reste ébahi, les yeux écarquillés et le regard planté sur Aline, son visage bougeant en fonction des mouvements hors-champ de sa femme. Gérard est la figure élue par le visible, mais c’est une élection qui se retourne tout à fait contre lui : il apparaît ici pathétiquement sur la défensive, ne maîtrisant rien d’une situation dont Aline a pris l’initiative. En somme, en ce début de plan, la caméra retourne le visible contre la figure de Gérard pour mieux le rendre victime de la situation.
C’est en toute fin de séquence que réapparaît cette première configuration, lorsque Gérard s’éloigne d’Aline pour dire qu’il croirait entendre sa mère, avant de se carapater. Retrouver la configuration à ce moment-là permet en premier lieu d’accentuer l’effet de boucle qui s’instaure entre le début et la fin du plan : après être entré par la porte, Gérard sort par cette même porte, en la faisant claquer. L’effet de boucle n’équivaut cependant pas à un retour du même : entre les deux moments, Gérard est passé de la griserie un peu lubrique 372 d’un rendez-vous avec Adrienne à un état de profonde angoisse face aux décisions radicales qu’Aline le somme de prendre et la circularité de la séquence ne fait que rendre plus sensible encore le changement et le contraste entre les deux états. Mais le retour de cette configuration accentue surtout le caractère piteux de sa fuite devant une situation qui n’a cessé de tourner à son désavantage. Gérard n’occupe seul le champ une dernière fois que pour mieux en sortir. C’est avant tout la dérobade d’un homme à cours d’argument qui se fait à cet instant là visible. Un homme que ne manque pas de renvoyer à ses prérogatives de père la voix hors-champ d’Aline qui lui rappelle de ne pas oublier d’aller chercher Ben à la crèche. À nouveau, loin de tourner en faveur de Gérard, l’octroi du visible qui lui est fait joue en sa défaveur. Gérard n’est plus seulement un homme victime d’une conversation qui le déstabilise : il est montré en état de lâcheté, incapable de supporter plus longtemps l’énumération des contradictions de sa condition auxquelles, implacable, le renvoie la mère de son enfant. Occuper seul le visible n’aura été pour Gérard, au cours de cette séquence, qu’un martyre visuel.
Aline entre dans le champ, la caméra effectuant un léger panoramique sur la droite pour cadrer les deux personnages ensemble, au moment de venir dire à Gérard : « Quand je t’ai connu, t’étais au plus bas, et je t’ai aimé tout de suite, pour ce que t’étais, pas pour ce que tu pourrais être un jour. » Leurs deux visages se tiennent à quelques centimètres l’un de l’autre et un face-à-face strict s’instaure quelques instants entre les deux personnages jusqu’à « pour ce que t’étais », avant que Gérard ne détourne et ne baisse la tête, puis sorte du champ. Le second type de répartition apparaît pour la première fois quelques secondes ici. Pendant le temps que dure ce face-à-face, l’expression de Gérard se durcit et se teinte d’un air de mépris, peut-être même de haine, avec un haussement d’épaule significatif alors qu’Aline lui rappelle l’état de déliquescence physique et morale dans lequel il se trouvait au moment de leur rencontre. Renvoyé à un passé de faiblesse où son être était à nu, le changement d’attitude de Gérard traduit un mouvement de révolte intérieure qui, s’il ne se contenait pas, pourrait aboutir à la violence physique 373 .
Une telle situation de face-à-face réapparaît deux fois. Une fois pour que Gérard assène à Aline que s’il reste auprès d’elle « c’est uniquement pour Ben » et une fois lorsque, la voix lourde de menaces, il lui affirme qu’elle prend des risques. Les moments de face-à-face se donnent à lire tous trois, avec un mouvement de crescendo sensible, comme les passages de la situation où Gérard cherche à lézarder, sans succès aucun, le mur de certitude qu’Aline lui présente. Par conséquent, du point de vue de la mise en scène, c’est dans les moments où les deux protagonistes se partagent « à égalité » le visible que Gérard trouve un tant soit peu la ressource d’opposer son ressenti et sa vision des choses à Aline – fût-ce pour que cette dernière trouve dans les propos de Gérard argument pour alimenter sa propre conception quant aux fondements de leur couple. Ainsi, les moments où la situation entre deux personnes est ramassée dans des face-à-face inscrits dans le champ vibrent au diapason d’une volonté de Gérard de se hisser à la hauteur d’Aline, une volonté de lui faire réellement face.
La troisième configuration se répète à plusieurs reprises. Elle prend cependant toute sa valeur sémantique dès sa première apparition et les occurrences qui suivent n’en sont que les déclinaisons 374 . Après que Gérard est sorti pour la première fois du champ, Aline se retrouve seule à l’écran. Ses yeux un rien exorbités, elle fixe Gérard sans ciller et lui lance alors l’argument essentiel qui fait que, selon elle, il ne la quittera pas : « Je suis peut-être pas très intelligente, ni très cultivée, ni rien du tout, hein… mais y’a une chose que je sais : une femme qui aime un homme pour ce qu’il est, cet homme il pourra jamais la quitter ! » L’inversion stricte des places par rapport à la configuration de départ ne produit cependant pas les mêmes effets, en grande partie parce que Gérard disparaît du visible, alors qu’en début de plan Aline n’était seulement pas encore visible. C’est l’abandon momentané du visible par Gérard qui amène Aline à se retrouver seule dans le champ, occupant dès lors le cadre comme un terrain conquis. Aline est désormais dans le visible pour finir d’affirmer sa main mise sur la situation et il est significatif que ce premier moment coïncide avec l’énoncé de sa certitude que Gérard ne pourra jamais la quitter parce qu’elle l’aime pour ce qu’il est. Seule visible, Aline finit de faire prévaloir la manière dont elle voit les choses.
Une fois logée dans le visible, Aline ne quitte plus le champ avant la fin de la séquence où la caméra décide de la délaisser pour suivre Gérard en panoramique qui sort de la cour. Ce dernier, au contraire, se met à déambuler à côté et derrière Aline, passant du fond du champ, où la longueur de la focale le rend flou, au hors-champ, se faisant apparaissant-disparaissant, demeurant quelques instants parfois dans le champ, notamment pour les situations de face-à-face, avant de disparaître à nouveau. Il s’agit là de la dernière configuration repérable ; configuration dans laquelle Aline est un point fixe et Gérard un élément mobile. Les déplacements de Gérard ne cessent donc de faire varier la répartition de la situation entre champ et hors-champ, donnant à sa présence auprès d’Aline le caractère ambivalent d’une présence-absence. Une telle présence-absence rend d’abord compte de l’angoisse intime dans laquelle le plongent les propos d’Aline. Incapable, ou à peu près, de rester en place, tête baissée tout à la fois comme un enfant pris en faute et comme un homme en proie à une intense réflexion, Gérard apparaît agi par une nervosité qu’il peine à maîtriser. Mais la situation visuelle de Gérard est aussi une métaphore en acte de sa situation conjugale auprès d’Aline : être à la fois présent et absent, c’est précisément ce à quoi l’a mené l’adultère. Gérard est ce mari-père déjà en grande partie absent (« tu vois, moi, tout d’un coup, j’en ai marre de te voir toujours absent », lui dit Aline), mais qui n’arrive pas à quitter son foyer, n’ayant pas encore réussi à franchir le cap psychologique que franchiront dans les deux films suivants, mais non sans mal, Paul et Philippe. Ainsi, à travers cette quatrième configuration, où Gérard serpente entre champ et hors-champ, le rapport qui s’établit entre la situation entre deux personnes et la manière de la filmer produit une traduction figurale de la condition d’un homme.
Jacques Loiseleux cité dans : Thierry Jousse, « En toute intimité » in Cahiers du cinéma n° 415, janvier 1989, p. 37.
Le terme conjugal peut apparaître impropre parce que rien n’indique qu’Aline et Gérard soient mariés. C’est l’une des caractéristiques des films de la quatrième période, en effet, que de laisser planer un doute sur un éventuel mariage entre certains couples. Jeanne et Matthieu dans Les Baisers de secours, Paul et Fanchon dans La Naissance de l’amour, Annie et Philippe dans Le Cœur fantôme sont-ils mariés ? Rien ne permet de le dire, mais rien ne permet de ne pas le dire. C’est la raison pour laquelle l’emploi du terme conjugal peut convenir.
Ce nœud n’est d’ailleurs que le dernier état d’un nouage qui va augmentant dans J’entends plus la guitare, si l’on suit sur ce point Philippe Garrel lui-même : « J’ai fait le contraire de ce que l’on fait normalement quand on fait un film : habituellement, il y a un nœud, on le dénoue, on le dénoue encore, et à la fin tout est dénoué, là c’est l’inverse, à partir d’un nœud on fait un double nœud, un triple nœud, jusqu’à ce que l’écheveau soit inextricable. […] on accentuait toujours le fait qu’il soit un peu plus mal, jusqu’à ce qu’il sorte en claquant la porte […]. » Cf. « On est devenus le commun des mortels », art. cit., p. 118.
Dans la séquence précédente, Gérard raccompagnait Adrienne chez elle en taxi. Une fois cette dernière sortie, il lui dit qu’elle a de très belles chaussures et que, la prochaine fois, il la « baisera » avec.
Une telle lecture est d’autant plus motivée que lors d’une dispute précédente, Aline poussait déjà Gérard à bout en quelques secondes et lui disait de lui taper dessus, si ça pouvait lui faire plaisir [séq. 45].
Cette nuance s’explique en raison du grand nombre d’occurrences où Aline apparaît seule dans le champ. Mais, outre les deux moments qui vont être mentionnés, ce ne sont le plus souvent que des moments fugitifs pendant lesquels Gérard sort du champ pour réapparaître presque aussitôt.