Étroitesse de la relation

À travers la relation problématique qui s’établit entre une situation entre deux personnes et le mode de monstration de cette situation, c’est enfin l’étroitesse de la relation entre le regard porté sur la situation et la situation elle-même sur laquelle il est nécessaire de faire porter la réflexion. Qu’entendre exactement par étroitesse de la relation ? Raymond Bellour, dans un texte célèbre, affirme qu’un auteur de film est « par définition l’homme d’une distance », parce qu’en regardant « le monde dans le cadre précis et limité d’un objectif photographique », il est d’abord « un homme qui se demande à chaque instant : où suis je ? où puis-je m’établir pour découvrir ce que je vois ? » L’auteur de film doit donc d’abord choisir sa position 375 . Dans la suite de son texte Raymond Bellour entend prendre en considération et faire jouer toute « l’équivoque » qui se loge derrière le mot de distance. Mais le mot renvoie en premier lieu à cet « éloignement visible et presque mesurable que maintient dans tel plan le metteur en scène envers ce qu’il observe […] » 376 , à travers la position de sa caméra. Si l’on suit Raymond Bellour sur ce point, parler d’étroitesse ou non de la relation, ce sera donc d’abord prendre acte de la plus ou moins grande distance qu’un plan traduit entre la situation filmée et le regard de la caméra porté sur cette situation. Philippe Garrel y invite lui-même quand il affirme : « C’est plutôt la place de la caméra et surtout sa distance par rapport à l’acteur qui donne un caractère au plan […]. » 377 Mais ce sera aussi et surtout s’interroger sur la part d’autonomie que ce regard porté semble entretenir avec son objet. Ne peut-on supposer a priori, en se plaçant dans le sillage de la « naïveté » revendiquée par Raymond Bellour 378 , que plus une caméra semble distante par rapport à ce qu’elle filme, plus elle paraît autonome par rapport à l’objet filmé ? Or, si autonomie du regard il y a, elle peut se manifester sur bien d’autres modes que la distance-caméra : mouvements de caméra travaillés, angles de prise de vue complexes et multiplications des points de vue sur une situation, par exemple, peuvent tout aussi bien traduire une velléité d’autonomie de la part du regard énonciatif, qui donne alors le sentiment de vouloir jouer sa propre partition visuelle. L’expression « étroitesse de la relation » voudrait donc rendre compte de la plus ou moins grande part d’autonomie que le regard de la caméra entretient avec la situation entre deux personnes pour interroger la tendance esthétique dominante qui semble se dessiner sur cette question dans les films de la quatrième période.

La légitimité d’un tel questionnement s’éclaire dès lors que l’on se souvient combien dans les films antérieurs de Philippe Garrel la caméra peut, tout à coup, prendre du large par rapport aux sujets filmés, sans que rien ne vienne motiver dramatiquement la prise de distance. Ainsi en est-il, dans Marie pour mémoire (1967), lors d’un plan-séquence où la caméra épouse d’abord le mouvement de Marie et de Blandine, les précédant en travelling arrière pour accompagner leur marche face au spectateur. À la fin du plan, alors que Blandine s’enfuit en courant, Marie s’immobilise immédiatement dans la position qui était la sienne, prête à entamer un pas, mais la caméra poursuit son mouvement de travelling arrière, sans tenir aucun compte de la modification de la situation. Puis la caméra s’immobilise un très court laps de temps à son tour, avant de repartir en travelling avant pour se rapprocher de Marie. Cette simple déconnexion-reconnexion de la caméra avec le personnage de Marie suffit à montrer que la caméra peut, par instant, se mettre à voler de ses propres ailes dans certains films de Philippe Garrel. Le rapport caméra/personnages se donne alors à lire comme un rapport d’occasion, presque contingent et qui semble à chaque instant menacer de pouvoir se rompre. C’est pour de telles occurrences que Philippe Garrel peut dire qu’il y a « souvent des moments dans [s]es films qui cassent la continuité, des moments où l’on se dit “C’est de la représentation”. » 379 La part d’autonomie conférée à la caméra fait alors moins voir la situation qu’elle ne fait voir qu’on est au cinéma.

La caméra n’est pas le plus souvent une caméra à distance dans les films de la quatrième période. Dans le plan-séquence des Baisers de secours montrant Matthieu et son père, la mobilité de la caméra en panoramiques latéraux est d’autant plus frappante que, comme il a déjà été souligné, les personnages sont fixes. Mais ces mouvements de caméra ne modifient jamais l’impression d’une caméra en relation de très grande proximité par rapport à l’« entre deux personnes ». La caméra donne au contraire le sentiment de s’installer au cœur de la situation, ne trouvant rien d’autre à voir que les deux visages. Matthieu et son père sont filmés tous deux en gros plan, l’« entre deux personnes » se ramène pour une bonne part à un « entre deux visages » et le plan campe dans l’espace exigu de cet entre-deux. La caméra prend ici le parti de rester concentrée sur ces « lieux » de la parole, de l’écoute et du regard que sont les visages, en parfaite syntonie avec l’enjeu de la situation. Un père parle, un fils écoute et, filmés en gros plan, leurs deux visages rapprochés semblent former la meilleure des chambres d’écho pour faire résonner toute l’ampleur affective de la « parabole » du père. De ce fait, quand passe un bus derrière la caméra, dont le spectateur peut apercevoir le reflet dans la vitrine du café devant laquelle sont assis Philippe et son père, le bruit de son moteur se transforme en événement sonore majeur : il oblige le père à suspendre un moment le cours de sa parole avant d’énoncer sa dernière réplique solennelle. Dernière réplique qui prend un tour plus solennel encore.

Même lorsqu’il lui arrive de prendre de la distance, la caméra cherche peu à s’affranchir des acteurs de la situation. La prise de distance peut au contraire avoir ceci de particulier dans les films de la quatrième période qu’elle s’inscrit dans une dynamique de monstration qui tend à souligner les articulations et les rythmes immanents à la situation entre deux personnes. Dans Le Vent de la nuit, lorsque Hélène et Paul marchent en direction de l’immeuble d’Hélène et de son mari, c’est une caméra en plongée et fortement éloignée des acteurs qui se manifeste en début de plan [séq. 26]. Ce n’est qu’une fois que les deux protagonistes se trouvent à l’arrêt devant l’immeuble, qu’un zoom avant progressif nous rapproche d’eux. Or, un tel choix de filmage, avec ces deux moments très marqués, entre en syntonie avec les deux principaux mouvements de la situation. Le choix d’un cadrage à distance tant qu’Hélène et Paul marchent côte à côte permet d’inscrire les deux personnages dans l’espace d’une rue qui les mène droit chez Hélène. Le zoom avant, en revanche, qui commence dès que les deux personnages se sont arrêtés, resserre peu à peu le regard de la caméra sur l’espace interhumain de l’entre-deux : c’est désormais la demande d’Hélène faite à Paul de venir chez elle pour qu’il rencontre son mari qui devient essentielle. Demande dont le spectateur mesurera peu après l’implication tragique. La caméra nous fait donc passer de personnages dans l’espace à l’espace entre les personnages. Elle nous fait ainsi passer de quelques pas nonchalants au dialogue qui transforme ceux-ci en une avancée qui conduit Hélène au suicide.

La tendance esthétique dominante dans les films de la quatrième période n’est pas non plus aux mouvements de caméra compliquant la monstration ou aux angles de prises de vue rares qui font « voir » la nature de la monstration bien autant que ce qu’elle montre. Là encore, s’il peut arriver qu’un angle de prise de vues apparaisse particulièrement frappant, il n’en semble pas moins trouver sa justification dramatique. Dans Le Vent de la nuit, le plan qui réunit pour la première fois dans un même cadre Serge et Paul ne peut manquer d’attirer l’attention [séq. 8]. En plongée extrêmement franche, il montre en miniature Paul regardant à l’intérieur de la Porsche rouge, alors qu’au premier plan de l’image à droite apparaît Serge de dos, toisant Paul. Or, dès ce plan, la distance et la hiérarchie du rapport qui va s’instaurer par la suite entre les deux personnages apparaissent immédiatement figurées. C’est ainsi que Charles Tesson écrit de ce plan qu’il est un « extraordinaire plan en plongée qui relie le propriétaire anonyme (Serge) au voleur potentiel (Paul) », plan qui « scelle définitivement leur relation », parce qu’il y voit la mise en scène d’un malentendu originel :

« La complicité qui naît après, autour de la sculpture et de l’architecture, de Mai 68, de la révolution et de l’art, de l’acceptation de la réalité à son refus (l’expérience de la drogue), ne parviendra jamais à effacer le malentendu de ce plan, celui d’une première rencontre où la voiture est juste donnée pour ce qu’elle est. Un objet de convoitise pour Paul. Un objet dont Serge, posté à sa fenêtre, flatté de l’intérêt qu’on lui porte tout en étant inquiet de la tournure qu’il pourrait prendre, n’a pas envie d’être dépossédé. » 380

Ainsi, s’il se donne évidemment à voir pour lui-même, le choix de cadrage paraît d’abord surdéterminé sur le plan dramatique [Planche IX].

Notes
375.

Raymond Bellour, « Le Monde et la distance » in L’Analyse du film, op. cit., p. 45.

376.

Art. cit., p. 45.

377.

Philippe Dubois, « Philippe Garrel et le gros plan d’acteur » in Revue belge du cinéma n° 10, Hiver 1984-1985, p. 96.

378.

Art. cit., p. 45.

379.

Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 61.

380.

Charles Tesson, « Les Hautes solitudes », art. cit., p. 29. Souligné par l’auteur.