Autonomie partielle de la caméra et motivation du regard porté

À travers les plans qui précèdent, c’est ainsi une faible autonomie de la caméra par rapport aux situations entre deux personnes filmées qui tend à se manifester. Cette part d’autonomie de la caméra, elle peut surtout être sensible dans les films de la quatrième période dans les poignées de secondes qui ouvrent certaines séquences : mais, en ces cas-là, la caméra ne fait que précéder les protagonistes pour mieux les accueillir dans l’espace dramatique dans laquelle la situation va se dérouler 381 . Si une certaine forme d’autonomie de la caméra se fait jour, ce n’est donc qu’une autonomie partielle. Non pas une autonomie partielle parce que ce serait d’abord une autonomie de fait, avant tout liée au dispositif cinématographique (la caméra et ce qu’elle filme n’étant pas la même chose, la caméra possède nécessairement une part d’autonomie). Il y a autonomie partielle parce que son but premier n’est pas de s’affranchir de la situation, mais d’offrir un regard toujours particulier et problématisant de la situation. Certes, dans le plan des Baisers de secours montrant Matthieu et son père, les effets de coupure-lien générés par la caméra manifestent clairement un regard autonome par rapport à la situation. Mais ce regard n’est que partiellement autonome parce que son autonomie est entée sur la situation et n’a libre cours que dans l’espace dramatique de l’entre-deux. Plus encore, si les deux plans mentionnés du Vent de la nuit sont si importants, c’est parce qu’ils mettent en évidence une forme de motivation certaine du regard porté par les enjeux immanents aux situations dramatiques, qui en amoindrit la part d’autonomie.

Autonomie partielle de la caméra et motivation du regard porté ne font que s’affirmer dans les séquences en plusieurs plans parce que le rôle des enjeux immanents aux situations dramatiques se fait plus prégnant dans la conformation des choix de monstration. C’est ici la stratégie monstrative d’ensemble de la séquence qui compte parce que c’est à l’aune de cette stratégie d’ensemble que le regard porté s’affiche comme fondamentalement motivé, alors même qu’il peut parfois donner le sentiment de faire un pas de côté par rapport à la situation entre deux personnes. Dans La Naissance de l’amour, la séquence au cours de laquelle Marcus réclame un baiser à Hélène comporte quatre plans [séq. 5]. Or, cette séquence paraît de prime abord constituer un excellent contre-exemple de la motivation du regard porté sur les situations entre deux personnes, puisque la caméra n’hésite pas, le temps d’un plan, à introduire un insert sur la une du Monde, avant d’en revenir à l’un des deux personnages. Mais c’est l’enjeu dramatique de ce qui se déroule au cours de cette situation qui induit pourtant les changements de plans et produit un regard énonciatif dont la valeur et l’intérêt est d’épouser le trajet d’une humeur immanente à l’« entre deux personnes ». L’enjeu dramatique de l’ensemble de cette séquence repose, en effet, sur l’exaspération que Marcus provoque chez Hélène. Comme le spectateur ne le sait pas encore, mais comme cette séquence le laisse d’ores et déjà pressentir, Hélène n’aime plus Marcus et tout ce qui vient de lui – ses comportements, ses demandes, ses discours – semble lui être désormais insupportable. Hélène a beau rire des « déconnades » de Marcus, elle a beau dire que son énervement est terminé, la moindre parole de Marcus la met à vif. Pour autant, Hélène cherche au cours de cette séquence à contenir son exaspération, voire à transiger avec elle. La séquence suit ainsi la ligne discontinue de sa plus ou moins grande exaspération, qui trouve aussi bien à se nourrir des manifestations amoureuses dont Marcus veut témoignage, que de ses considérations léninistes sur les éventuels retours de bâton de la guerre du Golfe. Hélène apparaît de la sorte comme le centre émotionnel de la séquence. C’est d’abord à son ressenti, à ses expressions et à ses comportements que le regard de la caméra entend donner la part belle à travers les changements de plans.

Dans le premier plan, Hélène est filmée en gros plan, de trois quarts dos. Marcus, la silhouette largement tronquée par le cadrage, va et vient derrière elle et semble venir la chatouiller dans le cou. Hélène, dans un rire propre à alimenter une exaspération parce qu’il est un rire nerveux, demande à Marcus d’arrêter. Ce plan n’est plus alors qu’une longue suite de soupirs de la part d’Hélène alors qu’elle prépare la cuisine : elle ne veut pas sortir à l’extérieur, ne voit pas ce que l’amour qu’elle porte ou non à Marcus a à voir avec la situation présente, ni ne veut lui dire qu’elle l’aime. Marcus, hors-champ dès l’instant où il prend la parole, n’est plus qu’une voix qui provoque un chapelet de soupirs. Ce n’est qu’au moment d’entendre Marcus demander un baiser à Hélène que la caméra prend du recul, par une stricte procédure de raccord dans l’axe. Hélène se retrouve alors filmée en plan taille et la caméra suit son déplacement en panoramique sur la droite afin d’inclure Marcus dans le cadre au moment où il reçoit un baiser sur le front. Le changement de plan se trouve donc motivé par ce baiser en forme de concession. Hélène transige ici, pour un temps, avec son exaspération. Petit arrangement avec l’exaspération que le changement de plan donne à voir.

Le troisième plan paraît en première instance parfaitement déconnecté des plans qui précèdent. Ce plan rapproché sur la une du Monde, qui annonce en gros titre que « les alliés se préparent à une guerre », et qui fait entendre en fond sonore une voix en anglais évoquant des ordres espérés et attendus bientôt, semble à mille lieux de l’exaspération d’Hélène. Mais la place de ce plan – outre le fait que, le premier, il installe un arrière-plan de guerre dans La Naissance de l’amour – trouve sa raison d’être avec le dernier plan de la séquence. La caméra fait cette fois retour sur le personnage d’Hèlène, filmée à nouveau de trois quarts dos, mais sous l’angle opposé au premier plan. Plan en plongée assez marquée, qui ne laisse à peu près rien voir des expressions du visage d’Hélène. En voix hors-champ, Marcus énonce alors qu’« une fois de plus Lénine avait presque raison. » Cette première réplique instaure une situation en forme de dialogue de sourds. Marcus, qui n’a pas entendu Hélène lui demander les raisons de son affirmation, la répète en haussant la voix, ce qui amène à son tour Hélène à répéter sa question, sur un ton peu amène. La suite est à l’avenant : parlant par phrases énigmatiques, incompréhensibles tant qu’il n’a pas dit qu’il faisait référence aux éventuelles conséquences de la guerre qui menace, Marcus provoque chez Hélène une profonde irritation qu’elle ne parvient que difficilement à masquer. En rejetant Marcus dans le hors-champ, ce plan fait du ressenti d’Hélène son sujet même. Mais parce que le visage de cette femme est refusé au spectateur, ce plan ménage une place prépondérante à des signes majeurs de l’exaspération d’Hélène auxquels, sans cela, on prêterait moins attention : soupirs, haussement d’épaules et surtout intonations dures et irritées de sa voix. Ce dernier plan montre alors combien l’exaspération d’Hélène ne s’est estompée dans le deuxième plan que de façon très momentanée. C’est la pérennité de cette exaspération – qui semble trouver bonnes toutes les occasions pour se manifester – qui motive l’apparition de ce plan.

Notes
381.

De tels cas sont tout particulièrement soulignés dans les découpages des films qui figurent en Annexe III.