Fin du maniérisme

Loin d’être lâche, c’est donc une relation d’une extrême étroitesse qui tend à unir le regard porté sur une situation entre deux personnes et cette situation. De ce fait, une évolution certaine paraît s’être opérée par rapport à ce qui pouvait avoir lieu dans le plan mentionné plus haut de Marie pour mémoire. Plus largement, cette étroitesse de la relation semble confirmer un tournant dans l’esthétique garrelienne. Tournant dont elle constitue peut-être le symptôme le plus flagrant. Philippe Garrel résume ce tournant dans des propos sans concession sur ses films de la période Underground, propos que l’on peut à bon droit trouver excessifs 382  :

‘« J’avais l’impression à une époque que si j’exprimais ma propre vie, les choses restaient triviales. Je m’étais donc dirigé vers des choses d’avant-garde, vers des problèmes purement artistiques. Puis je me suis rendu compte que ça n’avait pas d’intérêt, et qu’il fallait que je dise ce que je pensais du monde, sans faire attention sans arrêt à ma phrase. » 383

Ces propos, pertinence ou non du jugement sur l’intérêt mise de côté, mettent clairement en évidence la volonté de Philippe Garrel de ne plus jouer la partition avant-gardiste de l’art pour l’art. Le cinéaste semble consciemment avoir cédé à d’autres les voies exploratrices de « l’affranchissement formel » quand, comme le fait Nicole Brenez, on peut considérer qu’un film comme Le Berceau de cristal (1975) pouvait représenter, au milieu des années 70, « le style plus avancé de son temps. » 384 Mais de manière moins évidente, sans doute, on peut considérer que ces propos marquent aussi un abandon de « l’art de l’art », c’est-à-dire du maniérisme. C’est Robert Klein qui définit le « maniérisme » comme « art de l’art », c’est-à-dire, si l’on résume son propos, comme l’usage à des fin artistiques des techniques consubstantielles à un art. Avec le maniérisme, la « manière » d’un art n’est plus d’abord au service de la matière, mais devient elle même matière ou « manière objectivée » 385 . Ne pas « faire attention sans arrêt à [s]a phrase » peut s’entendre ainsi comme une volonté de faire retour sur la matière en se préoccupant moins de l’esthétisation de la manière, donc comme une volonté de se tenir à distance du maniérisme (le terme étant entendu ici en tant que catégorie esthétique, sans aucune connotation péjorative).

Or, c’est Alain Bergala qui, dans un article fameux, avait pu ranger le Philippe Garrel d’avant la quatrième période dans le champ des cinéastes faisant preuve de tendances maniéristes et, ce, à propos d’un plan singulier de L’Enfant secret :

‘« Qu’y a-t-il de commun entre la séquence du “peep-show” de Paris-Texas, un plan-séquence tiré de Stranger in paradise, un plan acrobatique d’Element of crime, la ballade nocturne au bord de la Seine de Boy meets girl et tel plan de L’Enfant secret refilmé à même l’écran de la table de montage ? Rien, sauf la conscience qui traverse ces divers cinéastes, au moins au moment où ils font ces plans-là, que le cinéma a 90 ans, que son époque classique est derrière eux depuis 20 ans et que son époque moderne vient de se terminer à la fin des années 70. Ce qui pèse très lourd à la fois dans le désir et dans la difficulté d’inventer un plan de cinéma aujourd’hui. À ce désir et à cette difficulté, chacun cherche sa réponse, malheureuse ou arrogante mais dans une relative solitude par rapport à ses contemporains dans la créations cinématographique. […] Philippe Garrel, refilmant à la fois l’image (ralentie) et le dépoli de la table de montage intègre dans son film une distorsion délibérée de ses propres images. » 386

Mais c’est bien avant un tel effet d’anamorphose que le cinéma de Philippe Garrel avait pu faire preuve de maniérisme. Dès Les Enfants désaccordés, l’emportement sauvage et lyrique de la caméra, lorsqu’elle se met à effectuer des travellings circulaires à très grande vitesse dans le jardin du château dans lequel se sont réfugiés les deux adolescents fugueurs, constitue un moment virtuose 387 de l’ordre du maniérisme. Dans Marie pour mémoire, le plan fixe dans lequel Jésus et Marie, couchés dans un lit, sont filmés à travers un voile qui les rend presque invisibles et sur lequel sont imprimés des motifs et entrelacs de fleurs s’affiche comme une complication et une ornementation dans la représentation typiquement maniéristes. Dans Le Lit de la vierge (1969), le plan-séquence dans lequel Jésus ramène la Vierge endormie dans son lit, se couche auprès d’elle avant qu’elle ne se réveille et décide de le nettoyer dans un lavoir est aussi caractéristique d’un usage maniériste des mouvements de caméra : alors que le lit paraît être devenu mobile et effectue des cercles près d’un champ dans lequel se repaissent des vaches ou lors des ablutions de Jésus, la caméra effectue des travellings en boucle qui la rapproche plus ou moins aléatoirement des deux personnages, jouant ainsi la carte d’une esthétisation et d’une affectation des mouvements de caméra qui font beaucoup pour la beauté étrange de ce plan. Enfin, le très célèbre travelling circulaire à 360° de La Cicatrice intérieure (1970/1971), « apparemment gratuit » comme le dit Thomas Lescure 388 , est sans doute le meilleur exemple des anciennes tendances maniéristes de Philippe Garrel et pourrait tenir lieu ici d’emblème.

Notes
382.

Stéphane Delorme, qui cite ces propos en note d’un article consacré à quatre films de la période Underground, considère ainsi que le jugement porté par Philippe Garrel sur les films de cette période est « incompréhensible ». Cf. Stéphane Delorme, « Désaccord majeur (Quatre films de Philippe Garrel) » in Nicole Brenez et Christian Lebrat, Jeune, dure et pure !, Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, Paris, Milan, Cinémathèque Française, Mazotta, 2001, p. 314.

383.

Philippe Garrel cité dans : Stéphane Delorme, art. cit., p. 314.

384.

Nicole Brenez, « Le Grand style de l’époque » in Trafic n° 39, Automne 2001, p. 65. Dans les premières lignes de cet article consacré à Baise-moi (France, 2000) de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, qui selon Nicole Brenez se situe sur le versant d’un « sublime de l’affranchissement formel », elle peut écrire : « Baise-moi […] constitue le style le plus avancé de son temps. Baise-moi relève de ce grand style dont l’époque a besoin et qui la représentera, à la manière dont Un chien andalou de Buñuel (1928) ou Une simple histoire de Marcel Hanoun (1958) ou Le Berceau de cristal de Philippe Garrel (1975) représentent la leur, précisément parce qu’il n’ont pas craint d’en remontrer à l’histoire qui leur était contemporaine. » 

385.

Robert Klein, La Forme et l’intelligible (1970), Gallimard, coll. « TEL », 1983, p. 393. Cette définition est d’autant plus à même d’intéresser le cinéma qu’elle se veut transversale à tous les arts et est construite sans référence aucune au maniérisme pictural. Pour un panorama sur la question du maniérisme au cinéma et des tentatives de synthèse de la conception de Robert Klein, on se reportera au numéro 66 de la revue La Licorne, entièrement consacré à la question. Cf. Gilles Ménégaldo et Véronique Campan (dir.), « Du maniérisme au cinéma », La Licorne n° 66, 2003.

386.

Alain Bergala, « D’une certaine manière » in Cahiers du cinéma n° 370, avril 1985, p. 11.

387.

Robert Klein voit dans le « virtuosisme » un phénomène constitutif du maniérisme. Cf. art. cit., p. 393.

388.

« Que signifie ce mouvement d’appareil apparemment gratuit », demande Thomas Lescure. La réponse de Philippe Garrel peut sembler typiquement maniériste : « […] je ne saurais dire ce qu’il signifie, le sens, pour moi, doit surgir de la vision des films, si des mots pouvaient l’exprimer immédiatement, je ne tournerais pas. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 61.