Travelling à 360° dans le désert

Pourquoi rappeler ces formes que purent prendre les tendances maniéristes de Philippe Garrel ? Parce qu’elles permettent de donner du relief aux conclusions qu’on ne peut manquer de tirer quant à l’étroitesse de la relation et la motivation du regard porté sur les situations entre deux personnes dans les films de la quatrième période. Tous les exemples maniéristes mentionnés ont en effet ceci de commun qu’ils interviennent au cours de situations entre deux personnes. Tous sécrètent donc une relation entre une situation entre deux personnes et le mode de filmage dont elle relève. Et dans certains cas, cette relation semble fort étroite. Pourtant, et c’est là tout l’intérêt du maniérisme, une bonne part de la motivation du choix de filmage, la part la plus importante, ne ressortit plus aux enjeux immanents à la situation filmée. La motivation, fût-elle la gratuité, est extérieure à cette situation. Plus encore, la motivation peut sembler basculer d’un pôle à l’autre et la situation paraître se conformer au choix de filmage. Sans revenir dans le détail sur chacun de ces plans, on peut, pour mettre en évidence ce point, soumettre à l’analyse la séquence de La Cicatrice intérieure où figure le travelling circulaire.

Dans La Cicatrice intérieure, le travelling circulaire se répète deux fois coup sur coup et figure dans un plan-séquence qui oppose Philippe Garrel à Nico. Dans un désert anonyme et blanc, cet homme et cette femme paraissent se déchirer : une scène de ménage a lieu sur fond de désert. En début de plan, Nico, assise à même le sol, pleure et gémit à grands cris pendant que Philippe Garrel se tient debout à sa droite et lui tient la main. Au bout d’un long moment, sans que rien ne vienne expliquer cette subite mise en mouvement, Philippe Garrel arrache littéralement sa main de celle de Nico et se met à marcher, droit devant lui semble-t-il. Au même moment, en musique de fosse, se lève un chant de Nico, aux accents gothiques. Avançant d’une démarche hésitante, le pas incertain, l’air hébété, Philippe Garrel finit peu à peu par retomber sur Nico : leurs retrouvailles dans le plan font alors prendre conscience au spectateur que ce qu’il croyait être un travelling latéral était en fait un travelling circulaire, bouclé sur lui-même 389 . Philippe Garrel enjambe alors Nico, puis effectue une nouvelle fois son trajet circulaire, toujours suivi en travelling à 360° par la caméra. Le plan s’achève après que Philippe Garrel a de nouveau rejoint Nico : cette dernière se lève alors au bout d’un moment, pousse violemment Philippe Garrel, tout en continuant de pleurer et en lui lançant « I don’t need you », puis s’éloigne de lui.

Au vu de la description de ce plan, on ne saurait dire que le travelling circulaire ne reçoit pas une forme certaine de motivation à travers ce qui se déroule au cours de cette situation entre deux personnes. Parce qu’il ne fait qu’accompagner le déplacement physique de Philippe Garrel, ce mouvement de caméra est enté sur le vrai-faux éloignement de ce personnage. En ce sens, la variation dans le mode de filmage, qui passe d’un plan fixe au(x) travelling(s) circulaire(s) pour en revenir au plan fixe, témoigne d’un regard énonciatif qui semble vouloir coller au plus près du mouvement de la situation et se rendre presque transparent par rapport à elle. Mais la force paradoxale du filmage en travelling circulaire est de manifester avec force la présence du monstrateur filmique au moment même où le premier travelling se boucle sur lui-même. Le bouclage du travelling circulaire révèle tout à coup le maniérisme 390 d’un dispositif de monstration qui s’exhibe rétrospectivement pour le spectateur comme la chose qui était à voir. De là l’importance de la répétition du travelling, une fois que le spectateur a pu mesurer sa singularité : conscient désormais de ce qui se trame du point de vue énonciatif derrière la simplicité apparente d’un personnage marchant dans le désert, le spectateur semble maintenant inviter à jouir du dispositif de monstration lorsqu’il est en action. À rebours de l’impression première de transparence, c’est ainsi un effet de pure représentation qui passe au premier plan. De ce fait, la hiérarchie des motivations semble s’inverser tout à fait. Ce n’est plus le déplacement de Philippe Garrel qui semble motiver le travelling circulaire, c’est le travelling circulaire qui semble imposer un déplacement incongru au personnage. Il est à ce titre significatif que lorsqu’on lui demande les raisons d’un tel choix de filmage, Philippe Garrel se place sur le terrain du problème esthétique-formel et ne mentionne le contenu du plan que pour ses implications formalistes :

‘« La question du plan-séquence avait beaucoup occupé la Nouvelle Vague. Ce qui caractérise un plan-séquence, c’est la continuité de la prise de vue et la profondeur de champ. Or, dans un désert il n’y a rien, ce qui ôte beaucoup d’intérêt à la profondeur de champ, d’autre part la fin du plan étant identique à son commencement, la durée elle-même était annulée. Ce travelling est donc un plan-séquence à l’état pur, une sorte de degré zéro du plan-séquence […]. » 391

Apparemment motivé par ce qui a lieu entre les deux personnages, le travelling-circulaire est surtout motivant. C’est son choix qui contraint la mise en scène de la situation et c’est elle qui se conforme à la nature du dispositif. Incontestablement étroit, la relation entre la situation entre deux personnes et le mode de filmage paraît comme strictement inversé par rapport à ce qui se joue le plus couramment dans les films de la quatrième période.

Notes
389.

Pour être tout à fait précis, se sont en premier lieu la réapparition, en son hors-champ, des plaintes et des gémissements de Nico qui laisse supposer au spectateur que Philippe Garrel finit par se rapprocher d’elle.

390.

Comme en écho à la définition du maniérisme avancée par Robert Klein, Philippe Garrel dit d’ailleurs qu’avec ce travelling circulaire « la technique se manifeste brusquement à l’intérieur même de l’image lorsque Nico et moi nous retrouvons de nouveau face-à-face. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 61.

391.

Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 61.