Contre la « discontinuité ordinaire » du cinéma

Comment comprendre un tel refus du champ-contrechamp ? À repartir de tous les effets dénotés ou connotés attachés à cette figure de montage dans son usage le plus classique (impression pour le spectateur de se trouver au centre de la conversation, une certaine forme de clôture de la représentation sur elle-même donnant le sentiment d’un espace diégétique plein, alternance du champ et du contrechamp soulignant la dynamique intrinsèque aux tours de paroles, etc.), on n’en finirait pas de défricher des pistes. Mais Thomas Lescure ouvre une voie : les deux exemples filmiques qu’il décrit, pour illustrer le refus garrelien du champ-contrechamp, ramènent au premier plan de la représentation des effets de disjonctions qui tendent à complexifier le lien instauré ou par le dialogue ou par la seule situation de co-présence. De ce fait, à travers le refus du champ-contrechamp c’est une nouvelle fois l’enjeu d’une coupure-lien qui mérite sans doute d’être porté au jour. À l’appui d’une telle lecture, Nicole Brenez écrit que le champ-contrechamp est « la discontinuité ordinaire du cinéma » 402 , ce qui amène à penser que l’effet de discontinuité instauré par cette figure de montage a plutôt tendance à s’estomper dans son « ordinarité ». Le champ-contrechamp, en son principe mais aussi en raison de son succès rhétorique, semble en effet généralement avoir pour conséquence de faire passer au second-plan, voire à faire oublier la discontinuité au profit du raccord qu’il instaure entre deux portions d’espaces. La force classique du champ-contrechamp, c’est de dissoudre la discontinuité dans la suture. C’est bien la raison pour laquelle Nicole Brenez souligne que dans Il Vangelo secondo Matteo 403 , lors de l’épisode où le Christ guérit un lépreux par la simple énonciation verbale de sa volonté, Pier Paolo Pasolini redonne une force à la discontinuité instaurée par le champ-contrechamp en la réinvestissant d’une « puissance nouvelle » – puissance que l’on serait dans ce cas tenté de qualifier de miraculeuse, voire de divine 404 . Dès lors, ne pas user de champs-contrechamps dans la mise en scène de conversations équivaudrait à refuser l’estompage de la discontinuité, autrement dit les effets de coupure, pour mieux les refaire surgir au premier plan.

Notes
402.

Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 88.

403.

Pier Paolo Pasolini (Italie, 1964).

404.

Op. cit., p. 88.