Subversion de la symétrie du champ-contrechamp

Une fois dégagée une telle idée, force est néanmoins de constater que la figure de montage du champ-contrechamp est loin d’être étrangère aux films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Elle apparaît dans un nombre non négligeable d’occurrences. On la trouve, dès Les Baisers de secours, lors de la première conversation entre Matthieu et son père au café [séq. 14]. On la retrouve dans J’entends plus la guitare, lorsque Gérard et Martin se font mutuellement part de leur rupture avec Marianne et Lolla [séq. 19]. Elle apparaît aussi dans Le Cœur fantôme dans la séquence où Philippe et Justine se dessinent une déclaration d’amour mutuelle sur la nappe en papier blanc d’un restaurant [séq. 15]. Elle est aussi récurrente dans Le Vent de la nuit puisqu’elle accompagne deux des trois conversations en face-à-face au restaurant entre Serge et Paul [séq. 11 et séq. 19] et se retrouve dans la séquence où Hélène et Paul boivent, en tête-à-tête, le « meilleur Martini-Gin de Paris » [séq. 25]. Après avoir été rejetée au ban de l’esthétique garrelienne, cette figure de montage retrouve donc droit de cité dans les films de la quatrième période, confirmant peut-être que la recherche de l’originalité stylistique n’est plus, ou est moins, désormais ce qui compte pour Philippe Garrel 405 .

Mais certains de ces champs-contrechamps se signalent par leurs entorses avec la symétrie générée par l’inversion des points de vue 406 que suppose la figure du champ-contrechamp dans sa forme, sinon la plus classique, du moins la plus idéale. Une forme certaine de subversion de la symétrie peut se faire jour. Dans la première séquence des Baisers de secours où Matthieu discute avec son père, par exemple, on ne saurait dire qu’il y a symétrie des points de vue. En effet, le champ donne à voir le père en gros plan – d’ailleurs filmé en caméra mobile – Matthieu apparaissant parfois dans le cadre, en amorce droite. Le contrechamp, en revanche, résulte d’une caméra fixe, qui a pris de la distance avec les personnages maintenant tous deux nettement inscrits dans le cadre. Sans qu’il soit erroné de parler ici de champ-contrechamp, on voit cependant que les points de vue ne sont pas « équivalents » dans l’inversion des points de vue : la caméra entretient un rapport de plus grande proximité avec le visage du père, offrant par là même à ce personnage de peser d’une plus grande présence sur la scène, ce qui est une élégante manière de figurer la place prépondérante qu’il joue dans la vie de son fils. Dans la séquence de J’entends plus la guitare mentionnée, la subversion de la symétrie apparaît plus sensible encore. La séquence s’ouvre sur un plan sur Gérard, mais dans lequel la silhouette de Martin, au premier plan, est nettement visible, bien que rendue floue par la longueur de la focale. Gérard entame la relation de la visite chez lui de « Yeah man » et, passé quelques instants, la caméra entame un zoom avant (peut-être un travelling) qui finit par exclure tout à fait Martin de l’image, Gérard se retrouvant en fin de plan cadré en gros plan. Le contrechamp intervient après que Gérard a demandé à Martin ce qu’il en était pour sa part de sa liaison avec Lolla. C’est Gérard, cette fois, qui se retrouve en amorce à la gauche du cadre, mais nettement moins visible que ne pouvait l’être Martin dans le champ. Retour au bout d’un moment sur Gérard en gros plan, puis, lors de la réapparition du contrechamp, la caméra se met cette fois à effectuer un zoom avant sur Martin, excluant à son tour complètement Gérard du cadre. La subversion de la symétrie est d’autant plus intéressante ici qu’elle paraît en partie masquée par le (faux) parallélisme qui s’instaure dans la série des champs et la série des contrechamps par les deux zooms avant. Mais parce que le premier zoom apparaît dans le premier plan de série des champs et le deuxième zoom dans le deuxième plan de la série des contrechamps, la figure de champ-contrechamp paraît boiteuse, précisément asymétrique, la série des contrechamps semblant souffrir d’un effet retard.

Dans ces deux exemples, Philippe Garrel paraît clairement ne pas vouloir user de la figure du champ-contrechamp sans en travailler intérieurement la forme. De la sorte, la discontinuité inhérente à la figure semble retrouver une nouvelle vigueur. Matthieu et son père ne sont pas représentés selon une stricte équité visuelle, ce qui tend à rendre sensible pour le spectateur une certaine disjonction. Gérard et Martin sont réunis dans un même cadre, puis séparés, puis à nouveau réunis, avant d’être à nouveau tout à fait séparés : la figure du champ-contrechamp paraît ici rythmée par des effets d’apparition-disparition de la coupure qui devient ainsi très sensible. De la sorte, la discontinuité n’est plus, pour reprendre le terme de Nicole Brenez, ordinaire. Bien au contraire, serait-on tenté de dire : parce que la discontinuité se fait à nouveau sentir au cœur d’une figure de montage qui nous avait habitués à l’estomper, elle n’en devient que plus prégnante encore. Ainsi, le lien qui ne manque pas de s’établir dans la co-présence et l’échange de paroles doit-il cohabiter, pour le spectateur, avec une présence manifeste de la coupure.

Notes
405.

L’obsession garrelienne, s’il faut en trouver une, n’est plus en tout cas la recherche de l’originalité. Elle est surtout une hantise farouche de faire de « mauvais films » : « Ma plus grande peur, c’est de faire des mauvais films. Je m’en fous qu’ils ne marchent pas, mais je ne voudrais pas qu’ils soient mauvais… » Cf. « Au hasard de la rencontre », art. cit., p. 35.

406.

Jacques Aumont et Michel Marie rappellent que l’inversion des points de vue constitue un trait définitoire du champ-contrechamp : « Le “contrechamp” est une figure de découpage qui suppose une alternance avec un premier plan alors nommé “champ”. Le point de vue adopté dans le contrechamp est inverse de celui adopté dans le plan précédent, et la figure formée des deux plans successifs est appelée “champ-contrechamp”. » Cf. Dictionnaire théorique et critique du cinéma, op. cit., p. 40.