Arrêt théorique : le plan, la scène filmique

Ce que traduit de plus profond, d’un point de vue représentationnel, un tel filmage en plan-séquence mérite un rappel théorique sur la question du plan cinématographique et de la « scène filmique ». Ce n’est qu’une fois remis en lumière les principes attachés à ces deux notions-clés de l’esthétique cinématographique que devrait s’imposer ce qu’a de déterminant un tel choix de mise en relation entre la caméra et la situation dramatique dans sa confrontation avec la figure du champ-contrechamp.

On sait – les travaux de Pascal Bonitzer 408 , entre autres, l’ont amplement mis en relief – combien le terme de plan est polysémique et ambigu. Suivant qu’on l’envisage du point de vue du tournage, du point de vue du montage ou du point de vue de telle ou telle théorie il désigne des réalités bien différentes. Pour autant, la notion de plan, à tous les niveaux, paraît recouvrir deux idées principielles, sitôt qu’on ne considère pas que le plan change dès lors qu’il y a modification du cadrage. Premièrement, l’idée qu’il forme une image en continu entre deux coupures. Deuxièmement, l’idée qu’un plan est une entité filmique, fixe ou mouvante, qui en son principe génère une unité fondamentale, en dépit de toutes les variations qui peuvent l’affecter. Ce point mérite d’être explicité.

Gilles Deleuze, dans le second chapitre de L’Image-mouvement, avance l’idée que le plan spécifiquement cinématographique a pour caractéristique fondamentale de générer l’unité d’éléments disparates. Il met en avant pour cela la différence qui existe entre une conception du plan spatial et fixe, comme coupe immobile, et le plan comme image-mouvement qui est une coupe mobile, prenant en ce sens l’exact contrepoint d’une conception du plan définie par Jean Mitry :

‘« On peut réserver le mot “plan” aux déterminations spatiales fixes, tranches d’espace ou distances par rapport à la caméra : ainsi Jean Mitry, non seulement quand il dénonce l’expression “plan-séquence” incohérente selon lui, mais à plus forte raison quand il voit dans le travelling non pas un plan mais une séquence de plans. C’est alors la séquence de plans qui hérite du mouvement et de la durée. Mais comme ce n’est pas une notion suffisamment déterminée, il faudra créer des concepts plus précis pour dégager les unités de mouvement et de durée : nous le verrons avec les “syntagmes” de Christian Metz, et les “segments” de Raymond Bellour. Mais de notre point de vue pour le moment, une notion de plan peut avoir une unité et une extension suffisantes si on lui donne son plein sens projectif, perspectif ou temporel. En effet, une unité est toujours celle d’un acte qui comprend en tant que tel une multiplicité d’éléments passifs ou agis. Les plans, comme déterminations spatiales immobiles, peuvent parfaitement en ce sens être la multiplicité qui correspond à l’unité du plan, comme coupe mobile ou perspective temporelle. L’unité variera d’après la multiplicité qu’elle contient, mais n’en sera pas moins l’unité de cette multiplicité. » 409

Par conséquent, ce qui forme l’unité du plan pour Gilles Deleuze, c’est l’unité d’un acte par-delà ou, sans doute plus exactement, en deçà de toutes les transformations qui peuvent s’opérer dans le plan (mobilité des personnages, entrées et sorties de champ, etc.) et quelles que soient les modifications de point de vue, d’angle, de cadrage, etc. Le plan se définit par l’unité et il est un principe d’unité.

Mais l’acte générateur d’unité dont parle ici Gilles Deleuze ne manque pas d’être difficile à comprendre. On ne saurait le réduire de prime abord à l’acte d’enregistrement d’un plan en continuité, parce que l’unité d’un plan pour Deleuze peut fort bien s’effectuer sur plusieurs plans, jouant à saute-mouton par-dessus la césure, dès lors que c’est un acte de raccordement qui génère l’unité. Il est parfaitement net et explicite sur ce point : selon lui, il est des cas où « c’est la continuité du raccord qui constituera l’unité du plan, quoique cette unité ait pour “matière” deux ou plusieurs plans successifs qui peuvent d’ailleurs être fixes. » 410 Outre le caractère foncièrement paradoxal de la formulation de Gilles Deleuze si l’on ne prend garde à bien distinguer « plan » (comme coupe immobile) et « plan » (comme coupe mobile), la conception classique du plan, pris entre deux coupures, ne peut que vaciller. Il paraît cependant préférable, pour éviter les confusions, de ne pas suivre Gilles Deleuze sur ce point et de conserver l’idée pratique et d’usage commun que le plan ne déborde jamais les coupures entre lesquelles il est pris. Si l’on ramène alors l’acte générateur d’unité du plan à l’acte d’enregistrement en continuité, il en découle que l’unité du plan est, plus encore qu’une unité de mouvement 411 , l’unité temporelle de cette continuité, qui subsume tous les changements qui peuvent intervenir dans le plan et qu’un plan, par nature, ne peut manquer d’engendrer. Or, une telle unité temporelle renforce le principe de double unité qui accompagne ce que Jacques Aumont a théorisé sous le terme de « scène filmique » 412 lorsqu’on a affaire un plan-séquence et mobile qui libère la représentation cinématographique de la fragmentation du montage.

C’est d’abord un principe d’unité spatiale qui gouverne la « scène filmique » 413 , par-delà la rupture entre visible et invisible, par-delà la frontière entre champ et hors-champ. Jacques Aumont écrit qu’« on peut en quelque sorte considérer que champ et hors-champ appartiennent l’un et l’autre, en droit, à un même espace imaginaire parfaitement homogène, que nous désignerons du nom d’espace filmique ou scène filmique. » 414 Parce qu’elle est « en droit » – et l’expression mérite d’être soulignée – la « scène filmique » est d’abord de l’ordre de l’hypothèse et le mixte de champ et de hors-champ sur lequel elle s’appuie est à présupposer, selon une tendance au fond bazinienne à faire du cadre cinématographique un cache. Mais l’hypothèse prend un tour plus concret dès lors que, comme le fait Jacques Aumont, on considère que l’unité spatiale de la « scène filmique » s’accompagne d’un principe d’unité dramatique. C’est bien ainsi qu’il le donne à comprendre quelques années plus tard quand il revient sur cette notion de scène, en l’étendant non pas au seul cinéma mais à l’ensemble des « arts figuratifs » :

‘« Dans les arts figuratifs, la scène serait, au fond, la figure même de la représentation de l’espace, matérialisant bien, avec l’institution du hors-champ (de la coulisse théâtrale), le compromis entre ouverture et fermeture de l’espace qui est celui de la représentation occidentale moderne – en même temps qu’elle signifie qu’il n’y a pas de représentation de l’espace sans représentation d’une action, sans diégèse. Surtout, au cinéma et en peinture comme au théâtre, la notion de scène véhicule l’idée même de l’unité dramatique qui est au fondement de cette représentation. » 415

Jacques Aumont ajoute : « Si l’espace est représenté, c’est donc toujours comme espace d’une action, au moins virtuelle : comme espace d’une mise en scène. » 416 Ce qui importe, donc, c’est que la « scène filmique » prend tout son sens à être animée par une action et par la situation dramatique qui en est le substrat. Ce sont elles qui habitent la « scène filmique » et lui donnent corps, entre champ et hors-champ. De ce point de vue, aucune différence majeure ne semble exister entre la notion de scène filmique et celle de « grand champ » 417 qu’a pu proposer Anne Lété. La « scène filmique » est bien, comme elle le dit du « grand champ », « la référence d’un espace dramatique complet » et « l’action ou la situation dans l’espace, ou encore, l’espace investi d’une action ou d’une situation » 418 . Par conséquent, si nous ne retenons pas l’expression de « grand champ », c’est uniquement parce que l’expression « scène filmique » instaure plus directement un rapport implicite avec la notion de situation dramatique.

Notes
408.

Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle, op. cit., pp. 9-28 (ces pages sont celles du chapitre « Qu’est-ce qu’un plan ? »)

409.

Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 41. Souligné par l’auteur.

410.

C’est bien la raison pour laquelle Gilles Deleuze peut en arriver à écrire que « le plan, c’est l’image-mouvement », faisant exploser les limites pragmatiques du plan dans le concept d’image-mouvement. Mais, suivant en cela une proposition que développe Anne Lété dans Le Récit architecte, il est peut-être judicieux de séparer les deux concepts de plan et d’image-mouvement, ne serait-ce que par souci de clarté, ce qui implique alors nécessairement de cantonner le plan dans ses limites pragmatiques. Cf. Anne Lété, Le Récit architecte, problématique des lieux clos au cinéma, Thèse de doctorat, Université Paris X-Nanterre, 2000, pp. 55-56.

411.

En effet, il est problématique de parler d’unité de mouvement, ne serait-ce que parce qu’un plan mêle au moins mouvements dans l’image et mouvements de l’image. D’autre part, dès lors qu’un plan est le fruit d’une caméra mobile, qui peut effectuer dans une même continuité plusieurs mouvements de caméra différents (comme c’est justement le cas dans le plan-séquence du Cœur fantôme), parler d’unité de mouvement apparaît plus problématique encore.

412.

Dans Esthétique du film, rien n’indique que les lignes qui suivent soient de Jacques Aumont. Mais, étant donné que cet auteur formule quelques années après, dans L’Image, des propositions sur la « scène » proches de celles avancées dans Esthétique du film, il y a là un indice fort qui autorise à attribuer ces lignes à Jacques Aumont. Cf. Jacques Aumont et alii, Esthétique du film (1983), Paris, Nathan, coll. « Nathan cinéma », 1993, p. 15.

413.

Bien entendu, la notion n’est pas à confondre avec celle de scène de film.

414.

Jacques Aumont s’explique sur le fait que champ et hors-champ soient ramenés sur un même plan imaginaire : « Il peut apparaître un peu étrange de qualifier également d’imaginaires et le champ et le hors-champ, malgré le caractère plus concret du premier, que nous avons en permanence sous les yeux. […C]’est délibérément pour insister, 1°, sur le caractère imaginaire du champ (qui est certes visible, “concret” si l’on veut, mais nullement tangible) et 2°, sur l’homogénéité, la réversibilité entre champ et hors-champ, qui sont l’un et l’autre aussi importants pour la définition de l’espace filmique. » Cf. Esthétique du film, op. cit., p. 16. 

415.

Jacques Aumont, L’Image, op. cit., p. 176.

416.

Op. cit., p. 176. Souligné par l’auteur.

417.

L’argument essentiel d’Anne Lété pour marquer la différence entre « scène filmique » et « grand champ » est de réduire la scène filmique à un espace visuel, quand le grand champ prend en compte le son et est par là même l’expression d’un espace audiovisuel. Elle écrit ainsi : « Ce que nous baptiserons le “grand champ” désigne un espace qui a plus d’une affinité avec la scène filmique, mais qui ne se confond pas tout à fait avec elle. En effet, l’adjectif “grand” contient l’idée d’une double extension du champ : extension par le hors-champ (on retrouve ici la scène filmique), mais aussi extension de l’espace visuel par l’espace sonore, pour produire un espace audiovisuel. » Cf. op. cit., p. 105. Pour intéressante que soit la proposition de formulation d’Anne Lété, notons néanmoins qu’il ne nous semble pas exister de différence entre « scène filmique » et « grand champ » pour la raison que Jacques Aumont prend précisément en considération la dimension sonore. Ainsi écrit-il : « […] la scène filmique ne se définit pas uniquement par des traits visuels ; d’abord le son y joue un grand rôle : or, entre un son émis “dans le champ” et un son émis “hors-champ”, l’oreille ne saurait faire la différence ; cette homogénéité sonore est un des grands facteurs d’unification de l’espace filmique tout entier. » Cf. Esthétique du film, op. cit., p. 16.

418.

Anne Lété, op. cit., p. 105.