D’un dispositif de filmage

Un tel surcroît de facticité assuré à une situation dramatique entre deux personnes n’est jamais plus déterminant alors que lorsque la situation est inscrite dans une séquence où elle se trouve aux prises avec des choix de monstration qui jouent d’une telle facticité tout en provoquant sa mise en crise radicale, jusqu’à rendre problématique lui-même le postulat d’une unité dramatique de droit. Une option de filmage proche de celle adoptée dans le plan-séquence du Cœur fantôme, mêlant travellings et panoramiques en lieu et place d’un champ-contrechamp, figurait déjà dans Les Baisers de secours, lors de la longue discussion entre Jeanne et Minouchette [séq. 3]. Or, c’est immédiatement à cette séquence que Philippe Garrel fait référence quand, rebondissant sur le constat de Thomas Lescure du refus du champ-contrechamp, il avance un exemple qui abonde dans le sens de ce constat. L’exemple est d’autant plus intéressant qu’il transporte ce constat sur le terrain des films de la quatrième période, ce qui n’était pas le cas avec les extraits auxquels Thomas Lescure faisait référence :

‘« Au début des Baisers de secours il y a, par exemple, une longue scène dialoguée entre deux femmes. Jacques Loiseleux, mon opérateur, a inventé pour cette séquence un mouvement continu d’appareil qui, combinant des panoramiques avec un court travelling, nous a dispensé du champ-contrechamp. » 421 [Planche X]’

On peut supposer que c’est un dispositif analogue qui fut mis en place pour le tournage de la séquence du Cœur fantôme. La séquence des Baisers de secours s’avère cependant plus complexe, du fait d’abord de la mobilité des personnages. Si Jeanne et Minouchette sont la majeure partie du temps assises l’une à côté de l’autre, dans deux grands fauteuils en cuir, elles se lèvent aussi de leur place, vont chacune une (Jeanne) ou plusieurs fois (Minouchette) se poster à la fenêtre de la pièce, s’éloignant ou se rapprochant l’une de l’autre, jusqu’à se retrouver, à un certain moment, leurs deux visages à quelques centimètres de distance. Si un refus du champ-contrechamp est sensible à travers cette séquence, il est le fait de la mise en scène interne aux plans : les déplacements des deux femmes rendraient, sinon impossible, sans doute difficile une représentation de la scène en deux séries alternées de plans inversant leur point de vue respectif. Surtout, la figure du champ-contrechamp ne permettrait pas l’incessante variation de distance que la caméra entretient avec les deux femmes, du fait de leurs déplacements et de sa dynamique en travellings propre. Parce qu’à la vision de cette séquence, on comprend clairement que l’un de ses enjeux représentationnels réside dans une variation dans la proximité que la caméra entretient avec les deux femmes, la mise en scène signale combien aurait été ici impropre la figure du champ-contrechamp.

Cette séquence est aussi plus complexe du fait du découpage de la séquence en trois plans, avec une ellipse sensible entre le premier et le deuxième plan 422 . Il ne s’est pas agi pour Philippe Garrel de « simplement » commuter un plan-séquence en caméra mobile à un découpage en champ-contrechamp. Il s’est agi de combiner mise en scène, plans longs et procédures de montage, afin qu’une forme certaine de facticité de la situation dramatique soit générée, mais aussi pour que cette facticité soit profondément douteuse. Ce doute quant à la facticité de la situation dramatique peut ne pas se faire sentir parce que cette séquence est précédée d’un plan où Jeanne, après avoir sonné et s’être présentée à la personne qui lui ouvrait la porte, franchit le seuil de l’appartement dont le spectateur apprend seulement dans la séquence qui suit qu’il est celui de Minouchette. N’ayant pas encore eu l’occasion de voir Minouchette, ne sachant pas où s’est rendue Jeanne en sortant précipitamment du métro, le spectateur peut d’autant moins savoir où elle se trouve que le dialogue ou l’image n’apportent pas d’information à ce propos. C’est bien plutôt la volonté de retarder l’apparition de Minouchette qui est flagrante, au point de rendre ce personnage fantomatique. En effet, lorsque Minouchette ouvre la porte de son appartement, elle n’est pas visible à l’image. Mais cette invisibilité, qui n’aurait rien de remarquable si le personnage était simplement masqué, devient troublante dès lors que l’on se prend à distinguer le miroir accroché sur le mur en face duquel elle est censée se tenir, miroir dans lequel son reflet n’apparaît pas. Si la silhouette de Jeanne ne manque pas de se dessiner dans la glace dès l’instant où elle a franchi la porte, Minouchette reste étrangement en dehors du visible. Cette invisibilité de Minouchette inscrit donc une profonde différence de statut iconique entre les deux femmes, qui vient troubler d’entrée de jeu la facticité de la situation dramatique

Ce trouble de la facticité de la situation dramatique, le premier plan de la séquence suivante le prolonge, sous une autre forme, en filant l’idée d’une présence fantomatique de Minouchette. Ce plan est un gros plan sur le visage désabusé ou aux regards presque haineux de Jeanne, alors que, venant du hors-champ à droite, l’ombre portée de Minouchette apparaît par intermittence dans le champ. Vers la fin de ce plan, venant largement boucher le premier plan de l’image, une partie de la silhouette de Minouchette passe dans le cadre, sans que rien de son visage ne soit visible. On le voit, Minouchette n’est encore à cet instant que l’ombre d’elle-même ou une silhouette fugitive qui semble n’avoir droit au visible qu’un très court laps de temps pour mieux en disparaître. Mais, quand Minouchette apparaît enfin à l’image, au début du second plan de la séquence, cette silhouette fugitive se teinte d’irréalité. Car alors que Minouchette arbore une robe très noire, c’est quelque chose comme le passage d’un voile blanc que le spectateur avait pu entr’apercevoir auparavant. De là l’ambiguïté de ce plan. S’il confirme d’ores et déjà que c’est bien une situation de co-présence sur laquelle repose l’ensemble de la séquence et s’il installe le premier lien visuel entre les personnages en leur faisant, l’espace d’un instant, partager le même champ, il n’en continue pas moins d’instaurer une différence remarquable dans le mode de représentation des deux femmes, qui rend le caractère factuel de la situation incertain.

Notes
421.

Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 53. On trouvera en annexe de la thèse la reproduction du schéma représentant la position des rails du chariot de travelling ainsi que certains angles de prise de vue par Jacques Loiseleux. Ce schéma a été originellement publié dans Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 53.

422.

Dans le premier plan Jeanne est encore vêtue de son imperméable. Dans les premières secondes du second plan, Jeanne n’est plus qu’en robe légère.