Indécidabilité du statut de la situation dramatique

Ce n’est qu’à l’occasion du deuxième et troisième plans que le dispositif de filmage décrit par Philippe Garrel intervient. Ce dispositif de filmage, puisqu’il n’est pas mis ici au service d’un plan-séquence qui renforcerait de son unité temporelle l’unité dramatique de la situation entre deux personnes, ne saurait totalement tirer cette situation dramatique sur le versant de la facticité, comme cela pouvait être le cas dans le plan-séquence du Cœur fantôme. Mais la longueur des deux plans et les effets d’exploration spatiale que provoquent les différents travellings-caméras assurent au moins, au cours de chacun de ces deux plans, la facticité de la portion de situation dramatique contenue par ces plans. Bien que précédemment rendue trouble par les effets fantomatiques attachés au personnages de Minouchette, la situation entre deux personnes trouve donc, au cours de chacun de ces deux plans longs, un regain de facticité, qui réassure par là la réalité de la co-présence et du lien que cette co-présence génère.

Pour autant, ce qui fait toute la singularité de cette séquence par rapport à celle du Cœur fantôme, c’est le cut que Philippe Garrel fait intervenir entre les deux plans issus du dispositif mêlant travellings et panoramiques. Comment comprendre la nécessité d’un tel cut ? Ce cut intervient à un moment stratégique de la séquence. Jeanne, devant le refus catégorique de Minouchette de répondre à une question qui selon elle ne peut être posée, s’est en effet levée du fauteuil en cuir pour venir s’accroupir près du fauteuil de Minouchette, suivie par la caméra. À peine Jeanne a-t-elle demandé à Minouchette « Nous n’existons pas ? » que la caméra effectue alors un léger panoramique sur la gauche, afin d’inclure les profils des deux femmes dans un même cadre. Les deux femmes se regardent les yeux dans les yeux, le visage de Jeanne en amorce gauche du cadre étant légèrement plus bas que celui de Minouchette. Le cadrage ne change plus jusqu’à la fin du plan, qui intervient juste avant que Minouchette ne se décide à répliquer à Jeanne. Ce cadrage représente une sorte d’arrêt sur image sur la configuration de mise en scène qui instaure le rapport de plus grande proximité entre les trois pôles majeurs de la séquence – Jeanne, Minouchette, la caméra [Planche XI]. D’un point de vue figural, elle semble constituer le centre de la séquence. C’est pour de tels moments filmiques que ce qu’Alain Philippon écrivait à propos de L’Enfant secret semble trouver sa pleine justification : « tout l’art de Garrel est de placer la figure comédiens/cinéaste/appareil technique dans la meilleur posture possible, au sens où l’on dit d’une configuration stellaire qu’elle est dans une position astrologiquement favorable. » 423

Le cut nous fait alors passer à un gros plan de Minouchette, toujours de profil. Si l’on se place sur le terrain d’une unité dramatique de droit, que ce début de plan doive s’inscrire dans le prolongement de la fin de celui qui précède n’est pas difficile à comprendre. La voix de Jeanne, hors-champ, qui demande à Minouchette si elle pense qu’elle n’existe pas sert ici de pont. Mais visuellement, c’est un faux-raccord qui s’impose. Alors que Minouchette avait, dans l’image précédente, son visage posé dans sa main droite, cette main a désormais disparu de la nouvelle image. L’image précédente avait abouti à un subtil équilibre. Ce faux-raccord provoque un malaise visuel qui met en crise les fondements de l’équilibre précédent. Alors qu’un effet « belle image », à la composition soignée, avait été « mis en place » 424 , c’est désormais le désagrément d’une faute de syntaxe qui brutalise la représentation de l’« entre deux personnes ». Parce qu’un tel faux-raccord apparaît immédiatement après l’image qui constituait le centre figural de la séquence, sa fonction perturbatrice n’en prend que plus d’ampleur.

Mais c’est aussi la prétention à la facticité de la situation dramatique considérée dans sa globalité qui s’avère totalement ruinée par un tel faux-raccord. Il faut même que le spectateur ne soit pas trop regardant sur la question de l’homogénéité et de la cohérence dans la succession des images qui lui sont présentées pour qu’il accepte le postulat d’une unité dramatique de droit. Car, du point de vue de la réception, c’est aussi une rupture temporelle qui s’impose et un saut brutal de l’unité temporelle du premier plan à une autre unité temporelle, celle du deuxième plan. Le jeu d’une radicale discontinuité temporelle est donc ici à l’œuvre qui rend totalement incertaine la nature de la situation dramatique globale. Incontestablement de l’ordre du fait dans chacun des deux plans longs, sa nature devient proprement indécidable dans l’espace du faux-raccord et donc sur l’ensemble de la séquence. Elle ne peut-être de l’ordre du fait, mais elle ne gagne pas tout non plus à être à toute force postulée en droit, parce que ce serait nier par là la puissante logique anachronique du faux-raccord qui pourtant s’impose. Certes, pour ne pas totalement se perdre sur le plan dramatique, le spectateur est-il sans doute obligé de se ranger à l’ordre d’une unité dramatique de droit. Mais il ne peut le faire qu’au prix d’une reconstruction mentale dont il sent bien toute la part de tricherie qu’elle contient vis-à-vis de la réalité et de la complexité de la construction filmique.

Cette séquence des Baisers de secours, par le caractère radical de la mise en crise du statut de la situation dramatique, synthétise en les exacerbant l’essentiel des raisons pour lesquelles Philippe Garrel peut faire le choix de refuser la figure du champ-contrechamp. En regard du lissage de la discontinuité que le champ-contrechamp génère mais qui, sur le plan formel, ne sécrète jamais qu’un « ersatz » de continuité, cette séquence des Baisers de secours paraît d’abord exacerber continuité et discontinuité tout en provoquant leur mise en tension. Si exacerbation de la continuité il y a, elle est inhérente aux deux plans longs obtenus par la mise en place du dispositif décrit par Garrel. Si exacerbation de la discontinuité il y a, elle est due au faux-raccord. Ainsi, les choix de représentation, dans une telle séquence, tendent à exprimer avec un maximum de prégnance la cohabitation d’effets de coupure et d’effets de lien, sans qu’il soit pertinent de prendre le parti des uns ou des autres. Manière radicale de surenchérir sur la logique de l’entre-deux qui constitue la structure du rapport interhumain qui se tisse au cœur de la situation dramatique.

L’emploi dans cette séquence du dispositif combinant travellings et panoramiques pour l’associer à un effet de montage singulier suffirait donc à confirmer l’intuition de Thomas Lescure orientant la lecture des séquences qui refusent le champ-contrechamp vers les effets de coupure-lien. Mais la nature de cette séquence a aussi valeur d’indice sur l’enjeu de représentation que constitue pour Philippe Garrel le fait de donner à voir des situations entre deux personnes. Loin de laisser entendre que les situations entre deux personnes sont des passages convenus que de banals champs-contrechamps suffiraient à traiter, cette séquence montre qu’un rapport interindividuel a, sinon « des questions à poser au monde » pour reprendre les termes d’un Roland Barthes 425 , au moins des questions à poser au cinéma de Philippe Garrel. Questions esthétiques de mise en scène afin de faire coller la représentation au plus près et au plus juste de ce que son cinéma raconte et qui n’est peut-être rien d’autre en son principe, comme nous en formulerons l’hypothèse 426 , que le rapport interhumain lui-même.

Notes
423.

Alain Philippon, « L’Enfant-cinéma » in Cahiers du cinéma n° 344, février 1983, p. 28.

424.

C’est Caroline Champetier qui dit, en incise d’un propos sur la manière dont se déroulent les choses sur les plateaux de tournage de Philippe Garrel, que « sur un plateau les gens “mettent en place” […]. » Cf. « Le Goût de la lumière », art. cit., p. 91.

425.

Roland Barthes, Le Grain de la voix, op. cit., p. 29.

426.

Cf. Chapitre IV.