Philippe Garrel, cinéaste moderne : une posture de l’entre-deux

En provoquant une indécidabilité du statut de la situation dramatique, cette séquence témoigne aussi de l’ancrage dans la modernité des films de la quatrième période.Dans le dialogue engagé sur son cinéma avec Thomas Lescure dans Une caméra à la place du cœur, Philippe Garrel fait ce commentaire sans ambiguïté avant d’évoquer le dispositif de filmage employé dans Les Baisers de secours :

‘« Il est très possible que j’évite les contrechamps dans les dialogues. Si on ne raconte pas les mêmes choses que le cinéma conventionnel, il est naturel de raconter d’une autre manière. »’

À travers le refus du champ-contrechamp, Philippe Garrel pointe donc son appartenance au cinéma non conventionnel, ce qui dans son esprit est synonyme de cinéma moderne 427 . Inventer des dispositifs et des formes filmiques qui permettent de ne pas user du champ-contrechamp, l’une des figures de montage les plus classiques de la syntaxe cinématographique, vaut donc aussi pour lui comme symptôme de modernité.

Ce serait donc aussi par là sa posture de cinéaste qui se livrerait – si l’on nous accorde que le cinéma dit « classique » ou le cinéma dit « moderne » ne sont pas tout à fait des définitions conceptuelles mais des manières de désigner une posture esthétique et artistique 428 .Cette posture moderne du cinéaste Philippe Garrel dans le champ de l’esthétique du cinéma, la séquence des Baisers de secours permet d’en spécifier l’un des aspects. On peut, en effet, remarquer que, si l’on reprend le partage bazinien entre les metteurs en scène qui croient à l’image et les metteurs en scène qui croient à la réalité 429 , Philippe Garrel ne se range ici ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux catégories. Car les choix de monstration inhérents à cette séquence le font participer des deux. Préservant une grande part de la facticité à la situation dramatique filmée grâce aux plans longs, le dispositif de filmage élaboré avec Jacques Loiseleux paraît tirer la séquence vers un surcroît de réalité. Mais le faux-raccord garantit quant à lui une place éminente au médium cinématographique. De ce fait, une telle séquence semble témoigner d’un cinéaste qui croit tout autant à la réalité qu’à l’image. Un cinéaste qui ne veut se ranger ni du côté de la réalité, ni du côté de l’image, mais qui entend se placer au point de jonction en tension des deux. En refusant le champ-contrechamp pour la représentation de l’« entre deux personnes » Jeanne/Minouchette et en optant pour des choix de monstration qui mêlent aux puissances du cinéma la réalité dans son poids de facticité, Philippe Garrel fait alors de sa posture de cinéaste une posture esthétique et artistique singulière : une posture de l’entre-deux.

Notes
427.

La question de la modernité et du cinéma dit moderne est l’une de celles qui préoccupent le plus Philippe Garrel. C’est ainsi que, lors de la conférence de presse que le cinéaste a pu donner au Festival de Venise lors de la projection en compétition de J’entends plus la guitare, Philippe Garrel a engagé la discussion sur le cinéma moderne : « Je voudrais qu’on parle du cinéma moderne. Vous avez l’occasion de parler du cinéma classique avec d’autres metteurs en scène. » Cf. Philippe Garrel, « Les moyens d’être moderne » in L’Humanité, 14 septembre 1991 (archives Bifi).

428.

C’est tout l’intérêt de la partie de l’ouvrage de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Penser le cinéma, intitulée « Quelles difficultés recouvre l’usage de l’adjectif moderne ? » que de montrer la polysémie et l’ambiguïté conceptuelle attachées aux adjectifs de classique et de moderne dans le champ du cinéma. Au final, il se dégage de leur texte que modernité et classicisme ne sauraient vraiment être tenus pour des concepts ; ce sont surtout des commodités de désignation et des manières de renvoyer à des postures esthétiques différentes. Cf. op. cit., pp. 107-111.

429.

André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 64.