« Proposition de cinéma : ne rien raconter qui paraisse exceptionnel, tout en insistant sur le miracle ; raconter le rien, le presque-rien et le figurer fortement […]. »
Jacques Aumont.
Au fil de la sortie en salles des films de la quatrième période, les critiques cinématographiques n’ont cessé de souligner « le retour à la narration » 430 de Philippe Garrel. Ce retour à la narration était déjà largement amorcé avec L’Enfant secret qui ouvre la troisième période de la filmographie du cinéaste, significativement intitulée « l’époque narrative ». Mais cette période contient Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1984) 431 , film qui cherche à « dynamiter les codes de représentation habituels » 432 . En ne distinguant pas, entre autres exemples, les images-rêves des autres régimes d’images, ce qui ruine toute possibilité de les distinguer 433 au point que les critiques ont pensé que Philippe Garrel avait fait « n’importe quoi » 434 , Elle a passé tant d’heures sous les sunlights est un film qui met en crise le narratif. De fait, la troisième période apparaît moins fermement engagée dans la narration que la suivante 435 . La véritable « époque narrative », c’est en définitive surtout la quatrième période.
Si le caractère narratif des films de cette période est répété avec une telle insistance par les critiques, c’est en grande partie parce que se joue sur ce terrain l’une des singularités d’un cinéma qui parvient à mêler narration et modernité – et malgré ce qu’en dit Philippe Garrel lui-même 436 . Dès 1989, à travers le compte-rendu de sa visite sur le tournage des Baisers de secours, Thierry Jousse ouvrait la voie à un argumentaire consistant à créditer Philippe Garrel d’une capacité à relier narration et modernité :
« En attendant de voir au printemps prochain Les Baisers de secours, on peut rêver à cette reconquête moderne de la fiction par un jeune homme de 40 ans qui découvre avec humilité que la modernité d’aujourd’hui passe à coup sûr par une reconstruction de la narration, sans pour autant céder à l’académisme ou au néo-classicisme. » 437
Même les auteurs qui insistent sur le nouveau classicisme de la narration chez Philippe Garrel et semblent de prime abord prendre le contre-pied des propos de Thierry Jousse n’en continuent pas moins de souligner l’appartenance de ces films au cinéma dit moderne 438 .
‘Mais mis à part Jacques Aumont – dont nous aurons à retrouver les analyses sur la question – les critiques ou les analystes de son œuvre n’ont pas posé directement (sinon sous forme de remarques isolées) la question de la spécificité de la construction de la narration garrelienne, voire de sa « reconstruction » pour reprendre le terme ambitieux de Thierry Jousse. Or, sans prétendre tout dire de cette spécificité, le chapitre qui s’ouvre entend repartir du principe moteur de toute narration pour montrer l’importance dévolue aux « entre deux personnes » au cœur de l’architecture narrative des films de la quatrième période. On verra alors se dessiner un lien étroit entre une narration faible et une figuration forte, hiérarchisation qui culmine dans la première époque de J’entends plus la guitare où une importance décisive est donnée aux « entre deux personnes ».’L’expression est de Thierry Jousse. Cf. Thierry Jousse, « En toute intimité », art. cit., p. 35.
Comme le dit Thomas Lescure à Philippe Garrel, à la fin de la partie de leur conversation consacrée à Liberté, la nuit : « On aurait pu penser que tu allais désormais t’assagir, raconter comme tout un chacun des histoires. Mais c’est le contraire, ton film suivant : Elle a passé tant d’heures sous les sunlights est un des plus foisonnants, un des plus complexes jamais réalisés. […] Il semble bien, en effet, qu’avec les Sunlights tu aies voulu “déborder le cadre” avec une espèce de rage de tout dire sur la vie, sur le cinéma, et sur les allers-retours qui se font de l’un à l’autre. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 136.
L’expression est de Thomas Lescure. Cf. ibid., p. 144.
On ne peut que souligner la différence entre ces images-rêves indécelables et celles des rêves de Philippe dans Le Cœur fantôme. Dans la plupart des cas annoncées puis clôturées par des très gros plans du visage de Philippe endormi et caractérisées par leur caractère « pâteux », ces dernières sont aisément identifiables en tant qu’images-rêves [par exemple, séq. 71].
« Les critiques ont pensé que j’avais fait n’importe quoi. » Philippe Garrel cité dans : Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 143.
Marc Cholodenko souligne d’ailleurs qu’Elle a passé tant d’heures sous les sunlight constitue presque une sorte de « repoussoir » pour le Philippe Garrel de la quatrième période : « J’essaye tout le temps de le tirer vers ce qu’il faisait avant que je travaille avec lui. Pour moi, le summum de ses films c’est d’une part Elle a passé tant d’heures sous les sunlights et d’autre part Les Hautes solitudes, donc je voulais refaire les Sunlights, mais c’était ce que Philippe ne voulait absolument pas faire… » Cf. Marie-Anne Guérin, « Entretien avec Marc Cholodenko », art. cit., p. 39.
Philippe Garrel paraît opposer modernité et narration : « Au départ, quand j’ai le choix entre faire un film moderne et un film narratif, je sais désormais qu’il faut que je fasse un film narratif, parce que c’est comme ça. » Philippe Garrel cité dans : Philippe Vecchi, « Garrel : “Le cinéma, c’est difficile à faire” » in Libération, 24 septembre 1993 (archives Bifi).
Thierry Jousse, art. cit., p. 37.
Marc Cholodenko, qui souligne à propos de La Naissance de l’amour que Philippe Garrel « est insensiblement arrivé à une narration plus classique » et Jacques Aumont qui voit dans ce même film une « œuvre profondément classique », s’accordent sur ce qui serait une tendance nouvelle chez Philippe Garrel au classicisme. Mais ces deux auteurs ne s’accordent pas moins sur la modernité qui continue d’inspirer La Naissance de l’amour. Marc Cholodenko souligne que le glissement vers le classicisme s’est fait de la part de Garrel « sans refuser ma volonté de modernité ». Jacques Aumont relie, lui, narration et modernité par le biais de l’usage très particulier que Philippe Garrel fait du matériau autobiographique : « Garrel transpose des événements vécus qu’il a racontés déjà bien des fois, pour en annuler la charge autobiographique : procès d’effacement par où il est, aussi, profondément moderne. » Cf. respectivement, Marie-Anne Guérin, « Entretien avec Marc Cholodenko », art. cit., p. 39 et Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 145.