Une transformation à partir des manques

Sans entrer dans le détail et la spécificité d’une analyse proprement narratologique, porter attention à la trame narrative des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel revient donc à examiner de près le ou les motifs narratifs essentiels sur lesquels se greffe le mouvement de transformation/modification et les entraîne dans un devenir. Bien entendu, il ne s’agit pas de chercher à gommer les heurts, les ruptures, les déficits ou même seulement les ellipses qui éventuellement affectent le procès de transformation. À l’aune d’une idéale continuité narrative qui se donnerait comme une « robe sans couture », les films de Philippe Garrel sont plein de manques tout à fait béants – aussi bien monstratifs que narratifs d’ailleurs – qui agissent comme des précipités d’incertitude 455 . Ces manques rendent parfois assez problématique la nature de la transformation opérée entre deux plages du récit. Pour ne prendre qu’un exemple, la scène totalement muette de J’entends plus la guitare, dans laquelle Lolla rejoint Gérard dans la pièce où il se tient accroupi devant un feu de cheminée, suggère qu’ils sont passés – à la faveur de leur rupture respective avec Martin et Marianne – à une relation sentimentale alors même qu’ils n’étaient auparavant, selon les mots même de Gérard, que « la femme du copain » et « le copain du mec » [séq. 20]. L’équivoque générée par le silence de cette scène charge les regards qu’ils échangent d’une dimension grave et mélancolique. Ce silence semble assurer que se joue ici un moment à teneur profondément affective. Mais, en réalité, comment savoir vraiment ? À ne s’en tenir qu’au « savoir assertif » que procure ce qui est visible dans cette scène énigmatique, en ne se laissant pas entraîner sur la pente du « savoir hypothétique » 456 , il paraît impossible de trancher sur la nature de la transformation de la relation Lolla/Gérard, qui forme pourtant un pan incontestable du récit. Cette transformation se constate : elle ne s’évalue pas. Sa nature reste empreinte d’une dose certaine de mystère, caractéristique de l’esthétique garrelienne.

C’est dire que le style général du cinéma de Philippe Garrel ruine à jamais la possibilité de retrouver le fil d’Ariane pur qui aurait fourni la matière dans laquelle auraient été prélevés les tessons épars qui seuls demeurent dans les films. Un tel projet n’aurait sans doute pas grand sens dans le cadre d’un cinéma de régime fictionnel : il n’y pas à aller chercher derrière les films un arrière-monde où l’histoire, qui fournit la trame du récit, jouirait d’une intégrité que la narration vient nécessairement violer et rompre, ne serait-ce que parce que « le langage est ellipse », selon une remarque de Sartre 457 . Non pas qu’on ne puisse postuler théoriquement l’existence de cette histoire 458 . Mais seul compte – c’est du moins l’hypothèse retenue ici – l’état achevé de la narration, dont la part lacunaire n’est pas à combler mais à considérer comme sémantiquement productrice. L’analyse du procès de transformation à l’œuvre dans les films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel doit par conséquent s’établir non pas en dépit des manques, mais à partir d’eux.

Notes
455.

Fabrice Revault d’Allonnes voit dans les récits qui comportent « des absences, des lacunes ou manques », l’un des critères distinctifs des cinéastes modernes de l’inévidence. Cf. Pour le cinéma « moderne », op. cit., p. 25.

456.

Ces deux expressions sont d’André Gardies. Cf. André Gardies, L’Espace au cinéma, op. cit., p. 192.

457.

Jean-Paul Sartre cité dans : Dominique Chateau et alii, Après Deleuze, Philosophie et esthétique du cinéma, Paris, Éditions Dis voir, 1996, p. 133.

458.

Par exemple Michel Chion dans Écrire un scénario, op. cit., pp. 73-74. Il argumente en faveur de la distinction – « capitale » selon son propre terme – entre histoire et narration. L’histoire « proprement dite », c’est « tout bêtement “ce qui se passe” quand on met le scénario à plat dans l’ordre chronologique », quand la narration « que d’autres appellent récit, discours, construction dramatique, etc. » concerne « la façon dont cette histoire est racontée. Entre autres, la façon dont les événements et les données de l’histoire sont portées à la connaissance du public (modes de récit, informations, cachées, puis révélées, utilisation des temps, des ellipses, des insistances, etc.). » Mais Michel Chion ajoute : « Cet art de la narration peut, à lui seul, donner de l’intérêt à une histoire sans surprise. Inversement, une mauvaise narration gâche l’intérêt d’une bonne histoire […]. » (p. 73) C’est dire que ce qui importe en définitive est la narration. C’est d’ailleurs là un point de vue en forme de parti pris clairement formulé par Michel Chion dans l’avant-propos de son ouvrage : « Nous avions [sur le sujet du scénario], dès le départ, un parti pris, conservé jusqu’au bout. […] Ce parti pris c’est que les histoires, décidément, sont toujours les mêmes. […] Ce qui est, en revanche, indéfiniment ouvert et renouvelable, c’est l’art de la narration […]. » (p. 8). L’ensemble des passages en italiques est souligné par l’auteur.