Transformation d’un « entre deux personnes » fondamental

Au sein des cinq films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel, l’épine dorsale de la narration se greffe toujours sur la transformation d’un « entre deux personnes » fondamental qui peut être relayé par un autre « entre deux personnes » lorsque la transformation a été achevée pour cause de rupture définitive 459 du premier « entre deux personnes ». Il ne faut pas comprendre par là que tout le récit est enté sur la transformation de cet « entre deux personnes » : les films de Philippe Garrel possèdent aussi leur lot d’intrigues secondaires ou, pour mieux dire, parallèles à la ligne principale étant donné parfois leur importance. Ce qui fait donc le caractère fondamental de ces « entre deux personnes », c’est l’ampleur du traitement narratif qui leur est conféré, mais aussi le fait qu’ils impliquent le personnage masculin principal du film 460 . À la première vision des films, voire à la seule lecture des résumés que l’on peut établir des cinq films 461 , on se rend aisément compte que ces « entre deux personnes » sont : Jeanne et Matthieu dans Les Baisers de secours ; Marianne et Gérard dans J’entends plus la guitare ; Paul et Ulrika, puis Paul et la Jeune Femme dans La Naissance de l’amour ; Philippe et Justine dans Le Cœur fantôme ; Paul et Serge dans Le Vent de la nuit.

On voit tout de suite que soutenir cette hypothèse, c’est d’emblée prendre acte que les procès de transformation en passent par des phases d’actualisation et des phases d’inexistence ou de silence avant qu’ils ne s’actualisent à nouveau. Dans Le Vent de la nuit, par exemple, tout le milieu du film relègue en arrière-plan la relation complexe entre Paul et Serge après leur retour à Paris, avant qu’elle ne fasse retour de nouveau lors du voyage de Berlin. La transformation narrative des « entre deux personnes » est donc une transformation au long cours. C’est la raison pour laquelle, selon cette perspective, dans Les Baisers de secours ou dans J’entends plus la guitare, les ruptures amoureuses que subissent les couples Jeanne/Matthieu et Marianne/Gérard ne sont que des phases de la transformation des « entre deux personnes », non son arrêt. Plus encore, il s’en faut de beaucoup que les films s’achèvent sur la fin de ces « entre deux personnes » essentiels, quand ces « entre deux personnes » doivent finir. Redisons-le : il ne s’agit là que de l’épine dorsale des récits, non de leur totalité.

La singularité des récits des films de la quatrième période tient à l’absence à peu près totale de causes externes à ces « entre deux personnes » fondamentaux pour motiver leur transformation 462 . C’est toujours dans l’entre-deux de l’interrelation et dans le for intime des personnages – mais qui reste bien souvent une énigme pour le spectateur – que les raisons des transformations sont à chercher. Non pas que les conflits, au sens que la dramaturgie la plus classique donne à ce terme 463 , soient toujours internes aux personnages. Par définition, un conflit qui oppose deux personnages est un conflit externe. Mais les causes de ces conflits, alors mêmes qu’elles peuvent paraître externes, ne sont bien souvent qu’internes aux personnages et à la perception qu’ils se font de la relation qui les unit à l’autre dans l’« entre deux personnes » fondamental. Dans Le Cœur fantôme, les crises de jalousie de Justine n’ont pas d’autre explication que Justine elle-même. Justine ne peut supporter le passé amoureux de Philippe et se heurte encore et encore à ce passé qui n’est si insupportable que parce qu’il conditionne inévitablement le présent de leur relation. C’est uniquement rapportées à l’entre-deux de la relation et à la nature du rapport que Justine rêverait d’avoir avec Philippe que les anciennes vies de Philippe sont sources de conflit. De même, dans Le Vent de la nuit, les quelques « coups de gueule » que Serge pousse à l’encontre de Paul n’ont pas besoin d’explications extérieures à leur relation pour se comprendre. Même lorsque Serge dit à Paul qu’il s’est conduit « comme un con » en traitant de nazi un vieil allemand, c’est le comportement de Paul qui fait conflit au sein de leur entre-deux et la manière dont Serge s’autorise à réagir face à ce comportement [séq. 33].

Notes
459.

Il nous faut insister sur cette idée de rupture définitive parce qu’elle fait toute la différence, par exemple, entre l’« entre deux personnes » formé par Gérard et Marianne dans J’entends plus la guitare et celui formé par Paul et Ulrika dans La Naissance de l’amour. Dans J’entends plus la guitare, le fait que Marianne fasse retour dans la cinquième partie du film permet de considérer que, à lui seul, cet « entre deux personnes » constitue l’épine dorsale narrative du film. Au contraire, la mise hors film d’Ulrika après qu’elle a rompu avec Paul fait que cet « entre deux personnes » ne constitue pas, à lui seul, l’épine dorsale de La Naissance de l’amour.

460.

Ce dernier critère explique, par exemple, que malgré son importance, l’« entre deux personnes » Hélène/Marcus dans La Naissance de l’amour ne constitue pas l’« entre deux personnes » fondamental. Ce n’est pas Marcus mais Paul le personnage masculin principal de La Naissance de l’amour.

461.

Cf. Annexe I.

462.

De manière générale, Fabrice Revault d’Allonnes peut écrire que « le scénario moderne évite tout exposé des attendus sociologiques, des motivations psychologiques, ou des antécédents biographiques des personnages […]. » Cf. Pour le cinéma « moderne », op. cit., p. 25.

463.

Sur l’importance centrale de la notion de conflit en narration et en dramaturgie, Cf. Yves Lavandier, La Dramaturgie, op. cit., pp. 32-46 et Dominique Parent-Altier, Approche du scénario, op. cit., pp. 77-96.