Stade de la transformation : le niveau intraséquentiel

La transformation du rapport entre deux personnes peut s’envisager à trois niveaux de pertinence narrative 468 . Si l’on peut parler de pertinence narrative, c’est qu’à travers eux ce sont des états différents du récit qui se révèlent. États du récit que l’on peut, pour bien les distinguer, dénommer : stade, phase et âge.

La transformation du rapport se donne d’abord à lire au niveau intraséquentiel. Elle peut surtout être tenue ici pour une modulation, qui constitue un stade du récit. Modulation sans doute perpétuelle, mais qui ne devient sensible ou pour mieux dire vraiment narrative pour le spectateur que lorsqu’elle en passe par des points singuliers ou remarquables. Pour user d’une métaphore, il en va un peu ici comme de ces dessins en « ligne claire » que l’on obtient en reliant une série de points prédéfinis, lesquels représentent autant de points remarquables d’un tracé constitué par essence d’une infinité de points. À cette très importante différence près que les points à travers lesquels peut particulièrement se lire la modulation d’un rapport entre deux personnes sont à constituer rétrospectivement par l’analyse. Ces points remarquables ne sont pour ainsi dire jamais en mesure de bouleverser le rapport pour le mettre en crise ou pour en compromettre l’existence 469 . Ils peuvent cependant être dits remarquables dès l’instant où ils servent à traduire un changement, même léger, du rapport. Il ne faut parfois pas plus qu’une onomatopée pour le faire comprendre. Dans Le Cœur fantôme, par exemple, Justine rétorque à Philippe que les restaurants la dégoûte alors qu’il vient de lui proposer d’aller manger [séq. 43]. Le « Bah » que ne trouve rien d’autre à dire Philippe en retour ne fait pas alors que manifester son incompréhension : il témoigne aussi d’une distance qui s’installe dans le rapport entre les deux protagonistes, distance que les éclaircissements de Justine dans la séquence d’après vient réduire.

De ce fait, il peut arriver que le rapport entre deux personnes s’inscrive dans un procès intraséquentiel tout en glissés, qui dit la sensibilité du matériau humain sur lequel travaille Philippe Garrel. Toujours dans Le Cœur fantôme, un peu plus tôt à Venise, Justine et Philippe marchent autour d’une petite place au centre de laquelle se trouve une fontaine [séq. 40]. Justine se rapproche de Philippe et commence à tenir des propos qui restent inintelligibles mais dont le caractère érotique n’est pas douteux, exemple unique dans ce film d’un fragment de dialogue peut-être si intime qu’il ne semble même pas concerner le spectateur. Le dialogue ne devient clair qu’à l’instant où Philippe, après avoir l’avoir embrassée, dit « Je t’aime » à Justine. Justine demande alors à Philippe ce qu’il lui fait sexuellement, le sachant très bien, mais voulant qu’il le lui dise. Philippe répond alors qu’il la « baise par le derrière ». Pour ce plan-séquence, la caméra commence par prendre du champ avec les deux personnages et les laisse approcher en une délicate « chorégraphie » : Justine prend l’épaule de Philippe, se rapproche de lui, lui tient le bras, puis Philippe la prend tendrement par la taille en continuant à avancer, s’arrête pour l’embrasser, puis ils se remettent en marche en se tenant toujours l’un contre l’autre, leurs visages ne faisant que se rapprocher, avant de s’éloigner pour mieux se retrouver à nouveau… On le voit, ce plan-séquence repose globalement sur un rapport d’extrême complicité entre Justine et Philippe : complicité d’un couple, heureux de se manifester cette complicité par des propos touchant à sa sexualité et des attitudes de très grande tendresse dans lesquelles il n’est pas impossible de voir une métaphore subtile de l’acte sexuel. Ce rapport de complicité n’en cesse pas moins de varier dans ce plan, selon un jeu de nuances parfois difficiles à apprécier, mais aussi parfois très claires en raison de certains points remarquables. Le rapport, en effet, en passe par des points de plus ou moins grande complicité, dont le caractère presque paradoxal est qu’elle ne va pas non plus sans étonnement ni mini-désaccord. Par exemple, lorsque Philippe est surpris par ce que vient de lui dire Justine et que le spectateur ne peut avoir compris (parole à peine articulée et chuchotée), le « Ah, oui ? » de Philippe qui manifeste cette surprise constitue un point d’étonnement dans le rapport qui en transforme la teneur de complicité sans équivoque. De même, quelques secondes après, lorsque Philippe répond « Ce que tu veux » à Justine qui lui demande ce qu’il lui fait, cette dernière manifeste une pointe d’agacement en se voyant contrainte de répéter qu’elle veut que Philippe dise explicitement les choses. Cette pointe d’agacement suffit à elle seule à créer une légère torsion dans la complicité ou plus exactement un léger déficit de complicité qui transforme la nature du rapport, avant que celui-ci ne retrouve une complicité plus grande quand Philippe accède enfin au désir de Justine.

Notes
468.

La narration des films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel étant d’abord établie au niveau du scénario sous la forme d’une continuité dialoguée découpée en séquences, il paraît pertinent de retenir le niveau intraséquentiel comme premier niveau de la transformation, non celui des plans.

469.

Rares sont, en effet, les brusques changement de qualité du rapport au cours d’une séquence, qui modifient du tout au tout (en faisant passer les protagonistes du rire aux larmes, par exemple) l’humeur générale qui teinte le rapport entre deux personnes. Le plus souvent le ton de la séquence reste grosso modo le même et la transformation du rapport produit des variations à l’intérieur de ce même.