Phase de la transformation : le niveau interséquentiel

En deuxième instance, la transformation du rapport peut s’envisager au niveau interséquentiel. C’est ici la transformation du rapport d’une séquence à l’autre qui mérite d’être prise en considération. De ce fait, la transformation ne relève plus ici de la modulation 470 , mais s’organise par phases narratives, séparées par des ellipses plus ou moins importantes. À ce niveau, la transformation frappe souvent l’attention spectatorielle parce que les films de la quatrième période sont ainsi conçus qu’une humeur générale (comme par exemple la complicité dans le plan-séquence du Cœur fantôme précédemment analysé) teinte souvent de manière dominante le rapport au cours de la séquence. Ce qui se donne alors à lire dans le passage d’une séquence à une autre, ce sont de forts contrastes d’humeur qui « racontent » avec immédiateté l’évolution du rapport entre deux personnages. En ce sens, les ellipses interséquentielles dans les films de la quatrième période sont chargées en grande partie du poids de la transformation narrative et, dans cette perspective, elles peuvent être appelées des ellipses transformantes. Dans J’entends plus la guitare, par exemple, le rapport entre Marianne et Gérard change en profondeur entre la fin de la séquence où ils raccompagnent Thomas chez sa grand-mère et celle qui suit où ils rentrent dans leur appartement pour avoir une discussion faite d’exaspération et d’incompréhension dans la cuisine – changement qui produira d’ailleurs des effets à longue échéance puisqu’on peut considérer qu’il jette les prémisses négatifs qui conduiront les deux amants à la rupture [séq. 14 et séq. 15]. À la fin de la première séquence, Marianne et Gérard se retrouvent seuls après que Thomas a franchi la porte blanche qui le conduit chez sa grand-mère. Marianne, bouleversée de devoir laisser son « enfant secret » 471 , se met à pleurer pendant qu’elle range son portefeuille dans son sac à dos. Encore douce avec Gérard, malgré son désespoir, elle lui parle sur un ton particulièrement peu amène quand elle essaie de surmonter son chagrin et lui demande s’ils s’en vont. Gérard, lui, reste silencieux, à la fois gêné (son « salut » tardif et maladroit à Thomas quand celui-ci n’est déjà plus visible) et en proie à de sourdes interrogations. Il semble désireux de parler à Marianne, comme paraît en témoigner le fait qu’il la retient quelque peu au moment où elle lui prend la main pour partir, mais ne dit rien, laissant entendre par là que ce n’est pas le moment. On le voit, malgré le fossé immense que creuse déjà l’existence de cet enfant entre eux 472 , Marianne et Gérard agissent à cet instant-là comme s’ils voulaient préserver l’intégrité amoureuse de leur rapport. Une manière de connivence émane de leur comportement, qui dit leur volonté implicite de faire corps face la difficulté de la situation.

Dans la séquence de la cuisine de leur appartement, le rapport devient bien différent et les attitudes des deux personnages paraissent s’inverser. Quelques lourdes secondes après qu’ils sont rentrés, Gérard, que l’on sentait pendant ce laps de temps cherchant intérieurement le moyen de lancer son « pavé dans la mare », finit par se décider à poser la question qui lui brûle les lèvres : « Pourquoi on prend pas Thomas avec nous ? » Cette fois Gérard ose une parole, peut-être la parole qu’il gardait rentrée dans la séquence précédente. Cette parole engage un dialogue qui va crescendo dans la tension. Marianne, en effet, plutôt que de vraiment chercher à expliquer la complexité de sa situation à Gérard, ne fait que des réponses allusives, qui témoignent surtout de sa volonté de ne pas répondre. Ainsi Gérard s’enferre dans l’incompréhension à mesure que Marianne voit monter en elle l’exaspération. Cette fois, le rapport tourne à l’aigre. De la connivence antérieure, il ne reste à peu près rien, sinon la mort de cette connivence même. La différence dans le mode de filmage des deux situations achève d’accuser le contraste des modalités du rapport. Autant la première séquence en plan unique n’impose aucune fracture délibérée au sein du rapport entre Marianne et Gérard, autant l’alternance de champs-contrechamps, marquée pour un film de Philippe Garrel, isole nettement Marianne et Gérard, chacun dans leur coin de l’espace et dans leur champ respectif, créant une coupure purement filmique qui figure la tension au sein du rapport entre les deux personnages. Ainsi, entre deux séquences, le rapport entre Marianne et Gérard s’est-il assez transformé pour que le spectateur ait le sentiment d’être entré dans une nouvelle phase du récit.

Notes
470.

Au sens où le concept de modulation implique l’idée de continuum. Montrant la différence qui existe entre moulage et modulation à partir des travaux de Gilbert Simondon, Gilles Deleuze insiste sur la nature continue de la modulation : « [La modulation] constitue un moule variable, continu, temporel. » Cf. L’Image-mouvement, op. cit., p. 39.

471.

L’Enfant secret est le titre du film de Philippe Garrel dans lequel la même situation se retrouve : Elli est la mère de Swann, un petit garçon qui est gardé par sa grand-mère paternelle. Le référent de cette situation est lié à l’autobiographie de Philippe Garrel : Nico était la mère d’un enfant qu’elle aurait eu avec un acteur célèbre et qui était élevé par la mère de cet acteur. Dans J’entends plus la guitare, l’entremêlement du réel et de la fiction est sur ce point complexe puisque la femme qui joue la grand-mère de Thomas est la véritable mère de l’acteur en question.

472.

Philippe Garrel en fait un point nodal du scénario de J’entends plus la guitare : « L’idée, c’était de dire : on prend un événement de la vie de quelqu’un, ça va, et puis après il y a un endroit où ça tique un peu – quand il découvre que la femme dont il est tombé amoureux a un enfant et ne l’élève pas […]. » Cf. « On est devenus le commun des mortels », art. cit., p. 118.