Âge de la transformation : le niveau des grandes articulations narratives

La transformation du rapport peut s’envisager, en troisième lieu, au niveau des grandes articulations narratives des films. La modification se donne à lire à ce niveau dans les contrastes instaurés entre des « âges » différents du rapport entre deux personnes. La transformation du rapport peut d’abord s’envisager ici entre grands blocs séquentiels. Les blocs séquentiels sont en ce cas pris en écharpe par un état général de la transformation du rapport : ce qu’on pourrait dénommer une ligne dominante de transformation. Cependant la transformation ne coïncide pas nécessairement avec l’idée de blocs séquentiels : ce peut être au cœur même d’un bloc de séquences, ou au cœur d’un plan, que la transformation pivote d’un âge à l’autre, donnant le sentiment au spectateur, ne serait-ce que rétrospectivement, d’un changement considérable du rapport qu’entretiennent l’un envers l’autre les deux personnages. En termes conventionnels de dramaturgie, on parlerait d’un tournant dramatique, forme la plus aiguë de la transformation. Par conséquent, pour que le sentiment d’âge soit ressenti par le spectateur, il ne faut pas dans l’absolu qu’un laps de temps diégétique très important soit instauré – même si en pratique c’est le plus souvent le cas dans les films de la quatrième période. Il faut surtout que quelque chose au cours du rapport exprime l’ampleur qualitative de la transformation de ce rapport 473 (une parole, un geste, une action, l’attitude globale des personnages l’un envers l’autre, etc.).

Dans La Naissance de l’amour, par exemple, le rapport sentimental entre Ulrika et Paul est traité en deux grands blocs séquentiels, séparés par un temps diégétique indéterminé mais nécessairement de grande ampleur 474 . Or il est frappant de constater que le rapport entre eux se transforme moins entre les deux blocs qu’au cœur du second bloc. Dans le premier bloc séquentiel, Ulrika et Paul sont immédiatement montrés dans un rapport d’affection très intime [séq. 6]. Paul rejoint Ulrika nue dans la salle de bain de leur chambre d’hôtel, la prend dans ses bras, entourée d’une serviette, pour la sortir de la baignoire et la transporter jusqu’au lit sur lequel il se laisse tomber avec elle. L’intimité et l’affection basculent même dans une forme d’érotisme cru 475 quand Paul fait, hors-champ, un cunnilingus à Ulrika, laquelle voit là le signe que cet homme n’est pas comme les autres parce qu’il la regarde quand il fait « ça ». Intimité, affection et érotisme continuent de constituer la ligne dominante de transformation des séquences qui suivent. Ulrika et Paul achètent une boîte de préservatifs, puis se retrouvent à nouveau dans la chambre d’hôtel, dans le lit, leurs deux visages se touchant presque : Ulrika confie longuement à Paul les raisons pour lesquelles elle ne veut pas « retomber dans la situation de l’amour » [séq. 7 et séq. 8]. Au petit matin, Ulrika avoue à Paul que, « s’il n’avait pas eu quelqu’un », elle serait restée avec lui, après qu’ils se sont longuement embrassés [séq. 9].

La nature du rapport dans le deuxième bloc est d’emblée différente, surtout en raison de la situation d’ensemble à l’intérieur de laquelle se tisse ce rapport. Ulrika et Paul se retrouvent dans la maison de Clara et Jean : les préparatifs du dîner et le dîner proprement dit ne peuvent être le lieu de la plus grande intimité et du plus grand érotisme [séq. 31 à 33]. Il n’en demeure pas moins qu’ils multiplient l’un envers l’autre les signes d’affection qui témoignent que le rapport, s’il a changé de phase, ne semble pas encore avoir changé d’« âge ». La main que Paul appose sur le tabouret pour inviter Ulrika à s’asseoir auprès de lui dans la cuisine, les œillades souriantes ou graves qu’ils se jettent l’un à l’autre, les mains qui se retrouvent sous la table, le fait qu’Ulrika se blottisse sur les jambes de Paul à la fin du repas constituent toute une interrelation de gestes et d’attitudes affectueuses qui vise à ménager une part d’intimité au rapport. Paradoxalement, c’est lorsqu’une véritable intimité redevient possible que la transformation du rapport apparaît une première fois manifeste. Lors de la scène où Paul et Ulrika font du trampoline sur le lit en se déshabillant l’un l’autre, le simple fait qu’Ulrika annonce qu’ils ne vont pas faire l’amour « pour voir comment ça se passe » entre eux marque une mise à distance de l’érotisme qui était si présent auparavant [séq. 34]. Mais c’est dans la scène où, le lendemain matin, Ulrika et Paul patientent en allant et venant dans le jardin de la maison qu’il devient manifeste que le rapport change d’« âge » [séq. 39]. Cette fois, il n’y a plus de signe d’affection entre cet homme et cette femme, mais « une danse du départ, [les corps d’Urika et Paul] entrant et sortant du champ en mouvement circulaire » 476 , où les regards s’évitent ou ne lancent que des yeux noirs, où les corps ne se touchent plus mais tournent sur eux-mêmes comme des planètes que rien ne fait se rencontrer et qui se rapprochent parfois pour mieux s’éloigner. Ulrika et Paul se renvoient la responsabilité de l’échec de leur relation : il devient clair à cet instant que leur histoire est sans avenir (pas assez d’amour du côté d’Ulrika, pas encore assez de courage de la part de Paul pour quitter femme et enfants) et le rapport entre dans son « âge » le plus noir, avant d’aboutir à la rupture, quelques séquences plus tard, sur un quai de la Gare de l’Est [séq. 41].

Notes
473.

On pourrait, pour illustrer plus précisément ce que nous entendons par « âge » du rapport faire référence à un film qui n’est pas de Philippe Garrel, mais qui résonne parfaitement avec notre propos : Le Mépris de Jean-Luc Godard et le rapport entre Camille et Paul. Entre le premier âge de ce rapport, où l’amour est « totalement, tendrement et tragiquement » partagé, et son deuxième âge, où Camille n’aime plus Paul et le méprise, ce n’est pas du tout un problème de temporalité qui détermine le passage d’un âge à l’autre. C’est l’insistance maladroite de Paul, aux motivations douteuses, avec laquelle il pousse Camille dans la voiture de Prokosch qui fait basculer le rapport d’un âge à l’autre. Camille passe à cet instant précis de l’amour au mépris.

474.

En effet, entre les deux blocs séquentiels, Ulrika a eu le temps d’aller en Allemagne et de revenir en France. Paul a eu le temps de renouer avec Fanchon et de reprendre sa vie de famille. Surtout, il a eu le temps d’assister à la naissance de sa fille Judith et Fanchon et son bébé ont eu le temps de sortir de la maternité.

475.

La Naissance de l’amour est le film qui insiste de la manière la plus explicite sur la représentation de la sexualité. Plus tard, avec la Jeune Femme dans une autre chambre d’hôtel, Paul raconte qu’il branlait les autres femmes en faisant aller et venir sa main le long de la jambe de la Jeune Femme. On notera, néanmoins, que le scénario avant-tournage de J’entends plus la guitare propose des développements assez insistants sur Gérard sodomisant Madame Lederman, qui devient Linda dans le film. Cf. op. cit., pp. 22 et 28. On peut enfin remarquer que dans Le Vent de la nuit, c’est Anita Blond, une star du porno, qui interprète le rôle de la prostituée avec laquelle Paul effectue une passe.

476.

Francis Vanoye, « Les Corps de l’auteur », art. cit., p. 109.