Entremêlement des trois niveaux

Ces trois niveaux de transformation fonctionnent moins en parallèle qu’ils ne s’entremêlent et s’interpénètrent. Lorsque le passage d’un âge à un autre du rapport entre deux personnes s’effectue au cours d’une séquence, il coïncide nécessairement avec un stade de ce même rapport sans pour autant que stade et âge soient à confondre : le stade du rapport est enclos au seul niveau de la séquence et pourrait, dans l’absolu, être déconnecté des séquences qui précèdent ou suivent, quand parler d’âge de ce rapport oblige nécessairement à restituer la transformation du rapport dans la trame narrative globale du film, dont elle constitue d’ailleurs l’un des maillons majeurs. En s’entremêlant sans se confondre, ces trois niveaux de transformations constituent les lignes de force essentielles de textes narratifs dont les « intrigues », réduites à leur essence, consistent à resserrer ou au contraire à distendre le rapport entre deux êtres, avant qu’un « accident » 477 – rupture, mort ou plus formellement fin du film – vienne mettre un terme définitif à ce rapport. Ces stades, phases et âges du rapport, parce qu’ils fonctionnent toujours de conserve, permettent de conjuguer simultanément micro-variations et grandes transformations pour former des récits tout en finesse, un peu comme dans une mélodie interprétée par plusieurs instruments qui ont chacun en charge une phrase musicale avec sa tonalité et ses rythmes propres.

La trame narrative des Baisers de secours est dans cette perspective exemplaire et, à cet égard aussi, on peut considérer comme le fait Francis Vanoye que ce film est « l’œuvre matrice » des suivantes 478 . Jeanne et Matthieu n’arrivent pas à s’entendre sur la décision artistique de Matthieu de confier le rôle de Jeanne à Minouchette, se disputent et se séparent. Lo fait la navette entre eux deux, ce qui leur permet de rester en contact, avant de reprendre leur histoire amoureuse mais non sans manquer d’interroger ce qui est arrivé à leur couple. À peu de choses près calquée sur la structure ternaire du récit minimal et du tout aristotélicien, la charpente narrative globale du film repose sur trois grands âges du rapport amoureux qui anime ce couple – âge de la crise, âge de la rupture, âge de la réconciliation. Au cœur de chacun de ces âges du rapport, chaque phase apporte une tonalité particulière, sans remettre en cause cependant ce que nous nommions plus haut la ligne dominante de transformation. Pour ne prendre qu’un exemple, au cours de l’âge de la crise, la séquence dans laquelle Jeanne participe à la répétition d’une scène de La Bonne âme du Setchouan, comporte une phase du rapport qui contraste singulièrement avec les autres phases [séq. 6]. Jeanne, en effet, profite d’une interruption du jeu voulue par le metteur en scène, pour rejoindre Matthieu qui se tenait dans le fond de la salle de théâtre comme le spectateur le découvre à ce moment là. Elle lui murmure simplement « On se retrouve ce soir à la maison », ils s’embrassent fugitivement dans la pénombre, puis Matthieu sort pendant que Jeanne glisse un mot à l’oreille d’une de ses amies assise dans la salle, avant de retourner sur le plateau de scène. Ce simple échange affectueux entre Jeanne et Matthieu marque un radoucissement de leur rapport amoureux qui fait, l’espace d’un moment, retomber une pression qui va repartir crescendo par la suite jusqu’à aboutir au « clash ». Ainsi, alors que la crise ne cesse de sourdre et d’enfler au cours de cet âge du rapport, la tonalité plus tendre de cette phase permet à elle seule de faire sentir toute la complexité et les contradictions dont peuvent être porteurs les rapports interhumains.

Notes
477.

Ce terme fait référence aux propos de Jeanne dans Les Baisers de secours : « Qui a dit que les histoires devaient finir ? Personne ! Tout le monde veut les faire durer, pourtant elles finissent. Personne sait pourquoi, même pas l’auteur. Donc, c’est un accident. » [séq. 39].

478.

Francis Vanoye, « Les Corps de l’auteur », art. cit., p. 108 : « […] Les Baisers de secours, œuvre matrice à bien des égards, des trois suivantes […]. »