L’événement : ce qui surprend notre attente

On peut considérer qu’un tel procédé d’effet avant la cause marque l’un des points d’adhésion les plus forts des films de Philippe Garrel à l’art du récit. Avec un tel procédé, l’événement narratif acquiert une véritable valeur événementielle, si l’on nous accorde cette tautologie. Les retrouvailles de Jeanne et Matthieu, pour filer cet exemple, font en effet pleinement figure d’événement parce qu’elles surprennent au plus haut point l’attente spectatorielle. C’est sans crier gare que ces retrouvailles apparaissent et font basculer le rapport de l’âge de la rupture à l’âge de la réconciliation, comme une plaque tournante que rien ne laissait prévoir. Or, comme le rappelle Jacques Gerstenkorn, en citant Paul Ricœur, « […] tout ce qui arrive ne fait pas événement, mais seulement ce qui surprend notre attente. » 488 Il s’agit là d’une conception haute et resserrée de l’événement, qui entend, dans le cadre de la dramaturgie, en garantir la spécificité par rapport à la catégorie de la péripétie théâtrale 489 . L’événement est surprise et la surprise fait événement quand ils déjouent les répercussions mentales que le spectateur avait cru pouvoir trop facilement déduire de ce qui jusqu’à présent lui avait été donné à voir et savoir. En faisant parfois connaître l’effet d’une transformation d’un rapport interhumain avant cette transformation même, Philippe Garrel crée les conditions filmiques d’un traitement événementiel de ce qui, sans ce procédé, n’aurait pas en tant que tel constitué un événement d’importance. On peut voir là, sans doute, l’une des raisons pour lesquelles les récits garreliens sont reçus sur un mode intense, aussi épurés soient-ils.

Cependant, si l’on peut parler d’événement au sens fort dans les films de la quatrième période, cela tient aussi au caractère hautement dramatique de ces événements. Le paradoxe de l’épure garrelienne est, de ce point de vue, de ne pas faire dans la demi-mesure. Quand les transformations d’un rapport prêtent à conséquences et entraînent des événements, ces événements sont souvent d’une très grande gravité – ce qui, selon la conception même que Marianne se fait de la gravité 490 dans J’entends plus la guitare [séq. 9], vaut pour les événements heureux. Les films de la quatrième période sont émaillés de ruptures, de retrouvailles, d’une naissance, d’une annonce d’enfant et de morts qui constituent autant d’événements de prime importance dans le rapport qui unit deux personnages. Les événements, dans les films de Philippe Garrel, se rangent bien des fois sous la catégorie de l’Événement. Il peut arriver que l’événement reçoive alors un traitement filmique qui en rehausse la dimension émotionnelle : il suffit de songer à la dimension lyrique que la musique confère aux retrouvailles de Marianne et Gérard dans J’entends plus la guitare [séq. 26].

Notes
488.

Paul Ricœur, « Événement et sens » in Jean-Luc Petit (dir.), L’Événement en perspective, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 1991, cité dans : Jacques Gerstenkorn, art. cit., p. 27.

489.

Jacques Gerstenkorn, art. cit., p. 27.

490.

« Grave, ça ne veut pas dire triste. Grave, ça veut dire que quand on est heureux, on sait pourquoi », répond Marianne à Lolla qui lui demande quelle est la différence entre grave et triste.