Si raison est finalement donnée à l’épure cependant, c’est que, aussi graves soient-ils, les événements se font bien souvent discrets dans les récits garreliens. Cette discrétion tient d’abord à leur rareté : les événements sont loin de se précipiter dans les films de la quatrième période. Pour quelques ruptures ou retrouvailles, combien de moments où les personnages dorment, achètent des journaux, sont simplement assis, parlent pour se dire quelque chose ou se téléphonent pour ne rien se dire ou presque… Pour faire référence à une distinction opérée par Jean-Pierre Esquenazi 491 dans le champ d’une sémiotique pragmatique, les récits garreliens sont bien plus souvent des récits de « situations » que des récits d’événements : il sont tissés de situations « ordinaires, usuelles, quelconques » 492 plutôt que d’événements qui se caractérisent par leur aspect « remarquable » 493 . La discrétion des événements tient surtout au traitement le plus courant que reçoivent ces événements, tant au niveau diégétique qu’à celui de leur représentation. Ce traitement relève d’un parti pris de sobriété, qui confine bien souvent au paradoxe d’une dédramatisation d’un contenu pourtant hautement dramatique. Didier Péron a d’ailleurs, à propos de la rupture d’Annie et Philippe dans Le Cœur fantôme, une formule qui flirte avec l’oxymore et qui en l’espèce pourrait servir d’emblème : « un couple se disloque dans un calme sidérant. » 494 Le calme avec lequel Annie et Philippe font le constat que c’en est fini de l’amour entre eux est en effet presque extraordinaire : à peine peut-on noter une pointe d’énervement dans la bouche d’Annie après que Philippe lui a asséné un désincarné « je pense rien, je sens rien » [séq. 7]. Cette idée de « calme sidérant », on pourrait sans dommage l’extrapoler à d’autres événements pour tenter de rendre compte de la particularité de leur traitement cinématographique : calme sidérant du moment qui nous apprend la mort du père de Philippe dans Le Cœur fantôme [séq. 74], calme sidérant du suicide de Serge dans Le Vent de la nuit qui attend la mort sans bouger assis à son bureau [séq. 49], calme sidérant avec lequel Paul dans La Naissance de l’amour propose à la Jeune Femme rien moins que de lui faire un enfant, en lieu et place du baiser qu’elle attendait [séq. 66].
Jean-Pierre Esquenazi, « Éléments pour une sémiotique pragmatique : la situation, comme lieu du sens » in Dominique Chateau et alii, Après Deleuze, op. cit., p. 85.
Jean-Pierre Esquenazi, art. cit., p. 86.
Ibid., p. 85.
Didier Péron, « Un homme, deux femmes, toujours » in Libération, 28 mars 1996 (www.liberation.fr).