La dédramatisation des événements est la raison majeure pour laquelle Jacques Aumont peut, à propos de La Naissance de l’amour, forger un concept particulièrement opératoire qui permet de rendre compte du style narratif de tous les films de la quatrième période : le « faiblement-narratif ». Jacques Aumont soutient, en effet, que La Naissance de l’amour
‘« n’évite ni la forme – et même la grande forme – narrative, ni les personnages construits, psychologisés, ni les cohérences diégétiques ni généralement le souci de rapporter une histoire. Mais de tous les possibles du récit, il a choisi une forme rare, celle qui consiste à le vider de tous ses temps forts, en donnant comme faibles même les plus chargés de sens. On pourrait appeler ce style le faiblement-narratif : peu d’événements, peu de scènes, peu de décisions dramatiques (mais cruciales) ; surtout presque pas de ce que la dramaturgie traditionnelle appelle “développement narratif”. » 495 ’Certes, pour mieux mettre en évidence les traits saillants du concept, Jacques Aumont ne manque pas de forcer quelque peu les caractéristiques stylistiques de La Naissance de l’amour. À strictement parler, il n’est pas vrai que ce film soit vidé de tous ses temps forts : l’échappée, tout sauf belle, de Paul dans la nuit valise à la main alors que Pierre hurle par la fenêtre représente un incontestable moment de dramatisation qu’on ne peut que nommer temps fort [séq. 49]. Mais l’impression d’ensemble qui se dégage de La Naissance de l’amour est bien celle d’un film « faiblement-narratif » parce que les rares temps forts qu’il contient ne sont pas plus dramatisés que bien des temps faibles. C’est ce qui rend au final le concept proposé par Jacques Aumont si juste et si idoine. Il est remarquable que l’enjeu et la tension dramatiques dont est porteuse la séquence et la fuite de Paul ne soient pas soulignés par une musique de fosse, vibrant en empathie, quand des moments particulièrement faibles d’un point de vue narratif – un panoramique sur la façade d’un immeuble, Paul marchant dans la rue [séq. 6 et séq. 57] – sont bercés par les mélodies de John Cale. La faiblesse narrative, c’est de parvenir à donner au spectateur une sensation générale de faiblesse par « égalisation des modes de présentation des gestes, des événements, des images » 496 , sorte d’aplatissement bressonien, mais là encore déporté sur le terrain de la narration. « Tout est raconté avec l’égalité et l’espèce de désengagement de la mémoire involontaire. » 497
Parce qu’il est extrapolé du terrain direct pour lequel il a été forgé (La Naissance de l’amour), il va de soi que ce concept de « faiblement-narratif » doit s’entendre avec souplesse si l’on décide de l’appliquer aux autres films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel. Certains films sont plus chargés en temps forts que d’autres, sans que ces temps forts soient donnés comme faibles. La tentative de suicide d’Hélène dans Le Vent de la nuit, par exemple, avec le plan rapproché sur le geste d’entaillage des veines, dont le caractère brut (et le fait qu’Hélène soit obligée de s’y reprendre à deux fois) exacerbe l’extrême brutalité de l’acte, peut difficilement être tenue pour un temps faible, aussi bien du point de vue du contenu que de la forme [séq. 26]. Pour autant, ce temps fort constitue l’acmé d’un récit dont on ne peut guère dire qu’il abuse des climax ! Le récit du Vent de la nuit se présente bel et bien comme une succession de temps plus ou moins faibles, où l’essentiel de la dramaturgie repose sur des conversations parfois réduites à quelques échanges de répliques qui n’appellent aucun développement, où les personnages campent dans des positions presque figées qui tiennent lieu de seule action, ce que favorise le dispositif central adopté (deux hommes assis dans une Porsche rouge). Il ne faut donc guère faire violence au concept de « faiblement-narratif » pour qu’il cadre avec le récit du Vent de la nuit, et le même constat pourrait être fait pour les autres films de la quatrième période du cinéma de Philippe Garrel.
Jacques Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 126.
Jacques Aumont, op. cit., p. 128.
Ibid., p. 129.