Le « fortement-figuratif »

L’intérêt d’un tel concept de « faiblement-narratif », dans la perspective de cette étude centrée sur l’« entre deux personnes », est alors double. En premier lieu il permet, sans rien oublier de l’importance de la narration, de ménager une place prépondérante à l’autre grand domaine par lequel le cinéma donne accès à des mondes et signifie : le domaine de la figurabilité. Tout l’argumentaire de Jacques Aumont dans le texte qu’il consacre à La Naissance de l’amour est de montrer combien la « faiblesse » de la narration garrelienne permet au film de devenir un véritable « laboratoire figuratif » 498 pour reprendre une expression de Nicole Brenez. Mieux encore, La Naissance de l’amour est une « réserve à voir » 499 pour le dire d’une expression présente (mais de manière presque subliminale) dans le film [Planche XII]. En définitive, pour Jacques Aumont La Naissance de l’amour traduit un projet, une « définition » 500 du cinéma peut-être, portée par l’exigence du figurable : « un cinéma qui s’attache seulement à faire exister comme figurables les événements les plus abstraits » 501 . De là la « proposition de cinéma » qu’il en tire, qui mêle étroitement le « faiblement-narratif » et le figurable : « ne rien raconter qui paraisse exceptionnel, tout en insistant sur le miracle ; raconter le rien, le presque rien, et figurer fortement. » 502 Repartant du concept de « faiblement-narratif », dans un projet d’ensemble consacré à la question du « décrire à l’écran », André Gardies arrive aux mêmes conclusions, mais en portant ses analyses sur deux autres films de la quatrième période. Après avoir montré, à propos de J’entends plus la guitare et du Cœur fantôme, combien ce régime « faiblement-narratif » fonctionne en corrélation avec un régime descriptif singulier, débouchant parfois sur l’impossibilité de distinguer entre les deux régimes discursifs qui « entrent ainsi dans une sorte de dialogue étrange et secret » 503 , André Gardies arrive à la conclusion que « le “faiblement-narratif” s’articule sur un “fortement figuratif”. » 504

Notes
498.

Nicole Brenez, Shadows, Paris, Nathan, coll. « Synopsis », 1995, p. 65.

499.

Dans la séquence 24 où l’on voit Fanchon en train du repasser du linge dans son appartement, sur un pan de mur noir, dans son dos, il est inscrit à la verticale : « réserve à voir ». Jacques Aumont donne un statut considérable à cette expression en terminant son texte sur La Naissance de l’amour de cette manière : « Proposition surréaliste : tandis que Fanchon repasse en silence, un petit pan de mur peint en noir derrière elle porte, à la craie, à demi effacée, une inscription que personne ne voit jamais mais qui insiste, butée. Il est écrit : “réserve à voir”. Ainsi, le film. » Cf. À quoi pensent les films, op. cit., p. 147.

500.

Si l’on peut parler de définition, c’est que Jacques Aumont, dans les lignes de son livre où il explique les raisons pour lesquelles l’objet de l’analyse ne saurait être indifférent et, donc, ce qui l’a poussé à produire une analyse de La Naissance de l’amour affirme que « au fond, on choisit toujours des films qui définissent le cinéma, un cinéma possible. » Cf. op. cit., p. 121.

501.

Ibid., p. 145.

502.

Ibid., p. 145.

503.

André Gardies, Décrire à l’écran, op. cit., p. 168. Nous nous permettons de signaler que les analyses d’André Gardies lui ont été inspirées par l’un de nos travaux antérieurs sur le cinéma de Philippe Garrel. Mais les expressions que nous citons, et notamment celle très importante de « fortement-figuratif », lui appartiennent.

504.

Ibid., p. 168.