Travail conjoint du narratif et du figuratif

Il découle de cette émergence du « fortement figuratif » à partir du « faiblement-narratif » le deuxième intérêt lié à l’emploi du concept proposé par Jacques Aumont : permettre la mise en évidence dans les films de la quatrième période d’un travail véritablement conjoint du narratif et du figuratif pour créer des effets de sens. Alain Masson rappelle que, en tant qu’art du récit, le cinéma a pour double enjeu celui de « former un récit » et celui de « figurer cette histoire » 505 . Par conséquent, loin de s’opposer en principe – même si dans les faits tous les jeux de tension et de contraste peuvent être supposés entre les deux domaines –, narration et figuration ont d’abord pour but de s’accorder dans le cinéma narratif : la transformation dont est porteur le récit doit se figurer. Or cet accord entre narratif et figuratif acquiert une importance accrue si l’on fait retour cette fois sur l’un des principes essentiels attachés à la notion de figura tel que l’enquête philologique d’Erich Auerbach le met en évidence : celui du changement et de la transformation. Erich Auerbach souligne en effet qu’avec la figura « l’idée […] de mouvance a marqué en permanence toute l’histoire de ce terme. » 506 Comparant, par exemple, le terme avec celui de skhèma qui lui fut un temps concurrent dans l’histoire de la langue il découvre que le « sens de forme dynamique n’est en aucun cas étranger à skhèma, mais figura accentue bien autrement cette composante de mouvement et de transformation. » 507 Ainsi, tout comme un récit ramené à son principe, la figura porte en elle la dynamique de la transformation. C’est bien la raison pour laquelle Emmanuelle André peut soutenir que « comprendre une œuvre, c’est suivre l’agencement dynamique des figures […], leurs fluctuations dans le temps, c’est aussi saisir les relations qui les unissent ou les séparent. » 508

Cette dynamique transformative qui caractérise tout autant la narration que la figurabilité trouve dans les films de la quatrième période avec la transformation des « entre deux personnes » centraux un terrain d’élection. L’extrême ténuité de la transformation narrative rend décisive la force de la transformation figurative. Narration et figuration s’épaulent pour signifier la transformation d’un rapport. Dans Le Vent de la nuit, le moment où Serge laisse le volant à Paul en arrêtant la Porsche rouge sur le bas côté d’une aire d’autoroute témoigne figurativement d’une transformation narrative [séq. 17]. Ce passage de relais au volant de cette voiture dit combien Serge est désormais non seulement prêt à faire confiance à Paul, mais qu’il s’inscrit peut-être dans la perspective éventuelle de pouvoir, un jour, lui céder sa place. Dans cette élaboration figurative, c’est donc aussi le thème narratif de la transmission qui résonne – cette transmission fût-elle incomplète et problématique comme suffit à en témoigner dans le plan suivant le fait que Serge assène à Paul de se contenter de conduire, quand celui-ci voudrait être initié au « pilotage ». Du point de vue du figurable, on est bien là, comme le souligne Charles Tesson 509 , dans un mode de figuration qui transforme l’anecdotique en symbole.

Narration et figuration peuvent aussi se relayer, la transformation figurative pouvant anticiper sur la transformation narrative pour mieux la rendre explicite. Dans La Naissance de l’amour, nous avons insisté auparavant sur le changement d’âge du rapport entre Ulrika et Paul dans le second bloc séquentiel dans lequel apparaît ce couple. Or cette transformation du rapport, une différence figurative pouvait d’ores et déjà la laisser pressentir, n’imposant qu’avec plus d’évidence le tournant pris par ce couple dans la suite du film. Après la séquence de trampoline sur le lit, on retrouve Ulrika et Paul, endormis dans la pénombre de la chambre, blottis l’un contre l’autre : Ulrika et Paul sont tournés face vers la gauche, Ulrika se tenant de dos contre Paul. Dans le plan immédiatement suivant, au petit matin dans la chambre où règne cette fois la clarté, les positions d’Ulrika et Paul se sont inversées : c’est maintenant Paul qui est blotti de dos contre Ulrika, tous deux étant cette fois tournés face vers la droite du cadre [séq. 35 et séq. 36]. D’un plan à l’autre, un effet d’inversion est ainsi mis en scène dans lequel on peut voir une préfiguration de la transformation qui devient narrativement claire dans les séquences qui suivent [Planche XIII].

La narration garrelienne est donc ainsi faite qu’elle dédramatise le plus souvent les événements pour produire une narration faible, dont les effets de sens sont appuyés par des modes de figuration forts. C’est en ce sens sans doute que l’on peut, en usant du couple terminologique proposé par Jean Douchet dans sa préface à Une caméra à la place du cœur considérer que Philippe Garrel joue bien de la « complémentarité » 510 entre « dramaturgie sonore » (ainsi qu’on peut décider de la nommer puisque selon Jean Douchet « elle fait fond sur les dialogues et les situations » et « est essentiellement liée au son ») et « dramaturgie plastique » qui « privilégie l’espace et les corps » 511 . Contrairement à l’idée que défend Jean Douchet dans les dernières lignes de son texte, Philippe Garrel ne semble guère « [avoir transigé] avec son habituel parti pris de dramaturgie plastique » 512 en travaillant désormais avec des co-scénaristes et des dialoguistes. L’émergence du fortement figuratif au sein du faiblement narratif et le rôle que peut jouer le figurable pour signifier la transformation d’un rapport permettraient, à eux seuls, de démentir une telle affirmation. On va même constater qu’il peut arriver que la faiblesse de la narration soit telle que c’est à une forme de structuration essentiellement figurative que sont entièrement dévolus les effets de sens.

Notes
505.

Alain Masson cité dans : Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Penser le cinéma, op. cit., p. 79.

506.

Op. cit., p. 10.

507.

Op. cit., p. 14.

508.

Emmanuelle André, Formes filmiques et idées musicales : en quête de musicalité au cinéma, Thèse de doctorat, Université de Paris III, 2000, p. 53.

509.

Charles Tesson, « Les Hautes solitudes », art. cit., p. 29.

510.

Jean Douchet considère que ces deux types de dramaturgies sont « complémentaires ». Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 22.

511.

Op. cit., p. 22.

512.

Ibid., p. 23.