La première époque de J’entends plus la guitare se déroule entièrement en Italie, dans le village de Positano 518 , situé sur la côte amalfitaine [séq. 1 à séq. 11]. Cette première époque peut être considérée comme celle du plus grand bonheur pour le personnage de Gérard, comme pour les trois autres personnages qui y participent : Marianne, Lolla et Martin. Certes, l’amour que Marianne et Gérard se portent ne va pas sans heurts, comme celui qu’éprouvent l’un pour l’autre Lolla et Martin n’est pas sans difficulté à se comprendre. Mais, contrairement à ce qui se passe dans les deux époques qui suivent où il subit menaces, attaques et finit par s’achever, l’amour est un sentiment fort et partagé au cœur des couples lors de cette première époque. S’il est déjà un problème 519 , il n’en est pas moins le sujet presque unique des conversations. Une impression de temps suspendu, voire d’éternité semble baigner l’ensemble de cette époque où, plus que jamais dans ce film, les séquences s’enchaînent sans aucune indication quant au temps qui a passé entre chacune d’entre elles. C’est sans doute en raison du rôle prépondérant qu’y joue l’amour. Benjamin Constant écrit que
‘« l’amour n’est qu’un point lumineux, et néanmoins il semble s’emparer du temps. Il y a peu de jours qu’il n’existait pas, bientôt il n’existera plus ; mais tant qu’il existe, il répand sa clarté sur l’époque qui l’a précédé, comme sur celle qui doit le suivre. » 520 ’En ce sens, on peut dire de l’amour qu’il transforme le temps en un pur présent, qui ramène toutes les époques à la sienne propre. Pur présent de l’ordre du leurre, mais qui donne l’illusion d’inscrire les êtres et les choses dans une éternité intense, où ce n’est pas l’idée de développement linéaire qui compte. D’ailleurs, tout le sens du poème de Schiller que Marianne lit à Gérard – lecture sur laquelle cette première époque s’achève – est de suggérer que l’on peut vouloir comme arrêter le temps par amour et pour l’amour 521 [séq. 11]. De ce fait, la première époque de J’entends plus la guitare ressemble surtout à une suite de moments juxtaposés, comme autant de faces d’un cristal de temps suspendu.
Rappelons que le nom du village n’est jamais nommé dans le film, sinon dans le générique de fin. Mais le paratexte peut permettre de retrouver facilement son identité. Dans le scénario avant-tournage conservé à la Bifi, le nom de Positano apparaît en toutes lettres. Cf. op. cit., p. 2. L’apparition du village dans Le Vent de la nuit où il est cette fois nommé permet aussi rétrospectivement d’en connaître l’identité. Enfin, signalons que si le village de Positano revient dans J’entends plus la guitare et dans Le Vent de la nuit, c’est pour une raison autobiographique : Philippe Garrel a passé un an de sa vie dans ce village, alors qu’il était dans la vingtaine et vivait le plus fort de son histoire d’amour avec Nico.
Si l’on peut dire que l’amour est un problème dans J’entends plus la guitare, c’est pour la raison que les personnages ne cessent de chercher à définir cet amour, à partir de la question que Martin pose à Lolla : « Qu’est-ce que ça veut dire aimer ? » Plusieurs définition de l’amour seront données à partir de là par divers personnages, jusqu’à la définition que Gérard considère comme la plus exacte qu’il ait jamais entendu, définition donnée par Marianne sans même qu’elle ait conscience de définir quoi que ce soit : « l’amour qui chauffe, qui éclaire, qui nourrit et qui défonce. » [séq. 30].
Benjamin Constant, Adolphe, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1998, p. 56. Cette pensée de Benjamin Constant résonne avec les propos de Gérard dans la deuxième époque quand, encore follement amoureux de Marianne, il tente de la convaincre de son amour en lui disant qu’il l’aime mortellement, c’est-à-dire qu’il l’aimera « jusqu’à la mort, plus fort que la mort et au-delà de la mort. »
Cf. Annexe III.