Un « quadrille » figuratif

L’impression d’éternité qui se dégage de l’époque de Positano permet de prendre conscience que le déroulement narratif de ce grand segment de film ne repose que de manière très secondaire sur une logique d’enchaînement de causes et d’effets. Certes, une telle logique n’est pas du tout étrangère à cette époque de J’entends plus la guitare. Par exemple, c’est bien le départ de Gérard qui pousse Marianne à demander à Martin s’il croit que Gérard va revenir. De même, c’est bien parce que Martin a affirmé à Marianne qu’il n’était qu’un « vieux cynique » que celle-ci peut s’amuser, sans avoir conscience qu’elle énonce un non-sens, à dire ensuite à Lolla qu’elle n’est qu’une « vieille sinistre ». Mais ces relations causales n’impriment pas à cette première époque un mouvement de progression général qui semble nécessaire, encore moins inexorable. Dans l’absolu, l’ordre de certaines séquences aurait pu être autre, sans que les effets de progression narrative soient plus ou moins marqués. Pour jouer une nouvelle fois d’un exercice de « commutation mentale », le plan dans lequel Marianne lit le poème de Schiller à Gérard aurait fort bien pu ouvrir l’époque sans pour autant que le spectateur ne ressente une gêne dans la progression. Cela ne veut certainement pas dire que la position précise de ce plan est arbitraire et n’est pas productrice de sens 522 . La commutation ne vaut ici qu’en fonction de « l’axe de pertinence » 523 qu’est la faiblesse de progression narrative globale.

Cette faiblesse de la progression narrative donne alors toute sa force à une autre forme de structuration, plus figurative que narrative, ressortissant plus à une logique de mise en scène qu’à une logique du récit. Si cette structuration figurative intéresse particulièrement cette étude c’est qu’elle est entièrement soumise à la logique, presque au mot d’ordre de l’« entre deux personnes ». De ce fait, accompagnant l’ineffaçable transformation narrative et la supplantant parfois, ce sont des sauts immanents d’un « entre deux personnes » à l’autre qui structurent en grande partie cette époque. Tout se passe, en définitive, comme si Philippe Garrel soumettait ses personnages à un « quadrille » figuratif précis, dont importent les effets sémantiques qu’il produit.

Notes
522.

Bien des raisons peuvent expliquer la position de ce plan. Par exemple, il permet d’achever l’époque de Positano sur le couple qui va devenir central dans la suite du film, ce qui contribue d’ores et déjà à lui donner un certain relief. De même, en terminant sur ce plan où Gérard est littéralement en état de contemplation devant Marianne, le sentiment de bonheur qui est celui de toute l’époque trouve ici sa meilleure confirmation.

523.

Jacques Aumont, à partir des propositions de Christian Metz sur la « commutation mentale », revient sur l’importance de l’exercice lors d’une analyse et montre qu’il ne peut être efficace que dès lors qu’a été « posé un axe de pertinence ». Cf. À quoi pensent les films, op. cit., p. 248. Souligné par l’auteur.