Deux couples, six « entre deux personnes »

À Positano, deux couples sont donc en présence : Marianne et Gérard, Lolla et Martin. Deux couples : on peut constater que Philippe Garrel retrouve ici, mais sur une partie du film et non dans son intégralité, la matrice structurelle qui était déjà à l’origine de son premier long-métrage, Marie pour mémoire 524  :

‘« L’idée de départ, c’était de montrer en parallèle deux couples qui étaient censés se rencontrer par les soins d’une agence matrimoniale. Seulement après une intervention malencontreuse des fiches qui devaient assurer la complémentarité des caractères, un de ces couples devenait ultra-rationnel, tandis que l’autre devenait excessivement romantique, suicidaire. »’

Mais contrairement à ce premier film, outre le fait que Philippe Garrel applique par après dans J’entends plus la guitare un précepte stanislavskien qu’il ignorait à l’époque 525 , la progression filmique ne s’effectue pas selon la logique du parallélisme. C’est bien plutôt une logique de croisement des « entre deux personnes » qui émerge et détermine en grande partie le mode d’avancée filmique. On peut constater en effet que les quatre personnages ne sont jamais montrés ensemble à l’écran 526 . À aucun moment, ils ne partagent ne serait-ce qu’un plan tous ensemble. Alors que, virtuellement, c’est une situation dramatique à quatre personnes qui représente la situation totale de cette époque, cette situation dramatique n’est jamais actualisée directement, comme refoulée dans le hors champ du film. En revanche, il est remarquable que toutes les associations entre deux personnes sont mises en scène au moins une fois. Comme si Philippe Garrel prenait soin de passer en revue toutes les associations possibles : soit, deux couples, quatre personnes, six « entre deux personnes ». Si l’on suit l’ordre d’enchaînement des « entre deux personnes » différents, la première époque de J’entends plus la guitare passe de l’« entre deux personnes » Marianne/Gérard [séq. 1] à l’« entre deux personnes » Lolla/Martin [séq. 2 et séq. 3], pour en venir à l’« entre deux personnes » Martin/Gérard [séq. 4], puis passer à l’« entre deux personnes » Lolla/Gérard [séq. 5] et à l’« entre deux personnes » Marianne/Martin [séq. 8] pour en arriver à l’« entre deux personnes » Marianne/Lolla [séq. 9]. Un mouvement d’enchaînement immanent à l’époque se dessine ici, sans qu’il suffise à lui seul à rendre compte de la totalité de ce qui a lieu au cours de cette époque (les crises entre couples, le départ puis le retour de Gérard, le fait, surtout, que les couples amoureux soient privilégiés sur les autres « entre deux personnes », etc.).

Si Philippe Garrel isole certaines figures – dans la scène où Marianne est seule dans la chambre où règne une douce pénombre [séq. 10] –, un seul type d’association de figures est donc observé : l’« entre deux personnes ». Au fil des plans, la seule logique d’assemblage des figures est duelle et on peut dire qu’elle fait système, puisque aucune association possible ne manque. En ce sens, « l’interversion des fiches » qui avait lieu dans Marie pour mémoire n’est plus un argument dramatique, dans la première époque de J’entends plus la guitare : c’est un précepte de mise en scène, à ceci près que l’interversion se radicalise en relevant d’une forme d’ordonnancement rationnel rigoureux dont on a déjà pu voir, sous une autre forme, combien il opérait dans la mise en scène des rencontres amoureuses. Il ne s’agit plus en effet de conduire à des états psychologiques extrêmes (suicidaire ou romantique) en produisant des couples « contre nature », d’ailleurs tout droits sortis d’un « bric-à-brac biblique qui pousserait n’importe quel théologien au suicide » 527 . Il s’agit de mettre au moins une fois chaque figure en relation avec les trois autres figures, comme si un processus expérimental était à l’œuvre.

Notes
524.

Cf. Thomas Lescure, op. cit., p. 39.

525.

Philippe Garrel : « J’ai lu depuis, dans Stanislavski, qu’il ne fallait jamais faire ça, qu’il fallait toujours privilégier un seul couple, pour permettre aux spectateurs de s’identifier. » Cf. Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 39. Dans la deuxième et la troisième époque de J’entends plus la guitare, le couple Martin/Lolla n’apparaît plus jamais en tant que couple – sinon pour mentionner que ce n’est plus un couple quand Martin fait part à Gérard de sa rupture avec Lolla.

526.

Dans le plan-séquence qui ouvre Marie pour mémoire, les deux couples sont montrés, participant au même plan et à la même scène filmique.

527.

Philippe Azoury, « Garrel, plein de grâces » in Libération, 22 septembre 1999 (www.liberation.fr).