Une séquence problématique

Une seule séquence paraît devoir mettre en crise la logique d’association que nous venons de dessiner : celle où Lolla, Martin et Gérard sont en train de prendre un repas ensemble, assis à une table sur la terrasse de la villa, le jour commençant à décliner [séq. 5]. Cette séquence est composée de deux plans. Dans le premier plan, Martin de dos et Lolla de profil, en partie cachée par Martin, sont assis à table. Martin commence à réciter un poème – « Silenzio da luna, Sergi la sera e vai… » –, mais ne se souvenant plus de la suite, il se lève pour aller la retrouver, sans doute dans un livre qui se trouve à l’intérieur de la villa. La caméra, qui suit le déplacement de Martin, souligne le mouvement par lequel il se lève de son siège en panoramique ascendant, avant de le filmer au niveau du visage en contre-plongée, rejetant Lolla complètement dans le hors-champ. Or, au moment où Martin accède à la porte de la villa par laquelle il va disparaître, la caméra découvre au spectateur la présence de Gérard assis à l’autre bout de la table face à Lolla, présence que rien jusqu’à à cet instant ne laissait pressentir. Tout au contraire, le choix du filmage de Martin en contre-plongée très marquée pendant son déplacement manifeste une volonté énonciative de retarder au maximum l’apparition de Gérard. Une fois celui-ci visible, la caméra délaisse alors tout à fait Martin pour venir recadrer Gérard en effectuant un panoramique descendant. Le plan dure encore un très court laps de temps sur Gérard, totalement silencieux, qui semble clairement éviter de regarder Lolla, en détournant ostensiblement ses yeux vers la mer en contrebas. Le deuxième plan de cette séquence est un plan sur Lolla, elle aussi entièrement silencieuse : contrairement à Gérard, elle regarde presque avec insistance dans sa direction, ménageant en quelque sorte la place de Gérard dans le plan, alors que celui-ci n’est pas visible dans le champ.

On le voit : il est impossible de nier qu’au départ la situation dramatique globale a bel et bien été une situation entre trois personnes. De même, et contrairement à ce qui a lieu dans les autres séquences, l’« entre deux personnes » Lolla/Gérard n’apparaît pas vraiment à l’écran : Gérard et Lolla ne sont jamais co-présents dans le même champ. Pour autant, la facture de la mise en scène témoigne d’une volonté de subvertir l’intégrité de la situation globale pour donner une ampleur dramatique majeure à l’« entre deux personnes » Lolla/Gérard. En première instance, la logique d’association uniquement duelle paraît imposer sa « loi » 528 au mode de filmage : ce ne sont que des « entre deux personnes » purement filmiques qui sont visibles quand plus d’un personnage apparaît dans le champ. De ce fait, la lecture spectatorielle de la séquence est largement conditionnée à créditer les associations duelles d’une importance sémantique supérieure à l’« entre trois personnes ». Deuxièmement, le fait que l’apparition de Gérard coïncide avec l’éclipse définitive de Martin provoque pour le spectateur une prise de conscience de la nature « réelle » de la situation entre trois personnes seulement au moment où cette situation disparaît pour laisser place à une situation dramatique uniquement entre deux personnes. Par conséquent, la situation entre trois personnes s’évanouit aussitôt qu’elle a été signifiée, se retrouvant largement reléguée en arrière-plan, comme un mode d’association de figures mineur et négligeable, incapable de faire valoir ses droits sur le règne de l’« entre deux personnes ». Troisièmement, au vu de la faible importance narrative que représente l’éclipse de Martin, son départ paraît bien avoir pour fonction première et essentielle de rendre possible et de souligner que Gérard et Lolla se retrouvent en co-présence, en dépit du fait qu’ils ne sont à aucun moment visibles dans le même champ. Ce n’est qu’à la faveur de l’éloignement de Martin que la situation entre deux personnes Lolla/Gérard devient possible, ce qui ne fait pas peu pour lui conférer un caractère équivoque. Au vu de ces éléments, il paraît donc légitime de conclure que loin de venir ruiner la logique d’association de l’époque, cette séquence en constitue une subtile confirmation, capable au demeurant de permettre d’engager une réflexion herméneutique quant à son sens.

Notes
528.

L’usage d’un tel terme ne semble pas excessif parce que, en conformité avec l’idée qu’il se fait du cinéma comme science, Philippe Garrel l’emploie avec récurrence dans ses propos sur le cinéma. Ainsi, avec Serge Daney : « Le cinéma est donc quelque part une science puisqu’il y a tout de même des phénomènes qui se répètent avec des lois. » Cf. « Dialogue », art. cit., p. 63.