Une hypothèse basée sur la hantise

Aucun autre segment dans les films de la quatrième période ne donne une importance structurelle aussi prépondérante au motif de l’« entre deux personnes », au point qu’on en arrive à se demander si l’« entre deux personnes » ne représente pas ici cette « configuration secrète » que, selon Thomas Lescure, les films de Philippe Garrel affirmeraient sous des formes diverses 529 . À ceci près que, comme la fameuse « lettre volée » de la nouvelle d’Edgar Allan Poe 530 , ce motif ne devient secret ou plus exactement caché qu’en raison de sa trop grande visibilité et ostentation. Quel effet de sens peut-on alors déduire de cette forme d’association et de l’ordre établi des enchaînements ? Pour se prononcer sur le plan sémantique, il semble important d’en revenir au départ à l’absence de représentation de la situation dramatique à quatre personnes.

Cette situation globale est en réalité évoquée de manière détournée et allusive par Marianne lorsque, discutant avec Lolla, elle lui livre pour toute explication du fait qu’elle l’aime bien même si elle ne l’aime pas beaucoup [séq. 9] : « Je veux dire que je suis contente que tu sois là…. car si tu n’étais pas là, moi non plus je ne serais pas là… et tout ça ne serait pas là… et eux non plus ne seraient pas là… et c’est quand même le paradis. » L’adverbe de lieu « là », que Marianne martèle avec une récurrence qui appelle l’attention, est le terme qui synthétise l’idée de totalité (qui englobe « toi », « moi », « eux » comme le précise Marianne). Par ailleurs, la conclusion de Marianne en témoigne : ce « là » est un « paradis », ce qui doit nous amener à comprendre que la situation dans sa totalité représente un état, sinon idéal, du moins idéalisé par Marianne. Par conséquent, la situation de quatre personnes dans le cadre privilégié de Positano apparaît à travers ce propos comme la condition liée au bonheur, pour absente de la représentation visuelle qu’elle soit ou précisément parce qu’elle n’est jamais représentée au profit de situations plus fragmentaires. C’est cette dernière hypothèse que nous retenons.

C’est bien ce que semble repérer Jacques Aumont d’une autre manière dans l’épilogue de Du visage au cinéma. Il fait le constat que « depuis toujours » le cinéma de Philippe Garrel « est un cinéma de figures (du figural) » et s’arrête sur un certain nombre de ces figures. L’une de ces figures, l’une des plus « essentielles », est celle « qu’il faudrait appeler celle de l’entier, du bloc. » 531 Or, selon Aumont, l’« intégrité du bloc est l’obsession des personnages de J’entends plus la guitare, peut-être à cause d’une hantise schizophrénique de la dispersion, de la fragmentation. » 532 Cette dernière hypothèse de Jacques Aumont apparaît en conformité avec les propos de Marianne et rend alors décisive l’éclatement de la situation globale de Positano à quatre personnes en autant d’« entre deux personnes » que la situation permet. Car, si l’on suit l’hypothèse d’Aumont, la fragmentation du « bloc quatre personnes » ne peut générer que de la « hantise ». Par conséquent, rejeter dans un arrière-fond de la représentation visuelle la situation à quatre personnes pour mieux la balkaniser en six « entre deux personnes » reviendrait à créer un dispositif ayant pour effet de mettre au premier plan un sentiment de peur obsessionnelle.

Il est singulier, en tout cas, que le sentiment de peur soit l’un de ceux qui reviennent avec le plus d’insistance dans les propos des protagonistes dans cette première époque de Positano. Une peur fondamentalement liée à l’amour et au risque qu’il finisse. Martin, le premier, déclare à Gérard : « T’as peur de la fin d’un amour, c’est la peur de la mort » [séq. 4]. Puis, plus tard, alors qu’il dialogue avec Marianne, qui envisage avec angoisse la possibilité que Gérard, parti pour quelques jours de Positano, ne revienne pas, Martin avance l’idée que l’amour n’est peut-être pas beaucoup plus que « la peur de ne plus être aimé » [séq. 8]. Enfin, en conversation avec Lolla, Marianne s’amuse à resservir presque mot pour mot les propos de Martin à la femme qu’il aime en les adaptant au bonheur : « ce n’est pas beaucoup plus que ça le bonheur, la peur de ne plus être heureux » [séq. 9]. De ce point de vue, Lolla paraît le personnage le plus symptomatique de la peur qui semble ronger tous les personnages puisque un instant auparavant, sans détour ni métaphore 533 , elle confiait à Marianne son effroi de voir finir le « paradis » de Positano : « j’ai peur ». De la peur de la fin d’un amour à celui de voir finir le bloc « quatre personnes » autrement dénommé paradis, une onde de peur court à travers les conversations. Ni superficielle, ni contingente, cette onde de peur s’affirme en réalité comme le résultat essentiel de la systématisation des « entre deux personnes » si on examine le processus à travers ses conséquences principales en ayant à l’esprit l’hypothèse de Jacques Aumont.

Notes
529.

Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, op. cit., p. 54.

530.

Edgar Allan Poe, La Lettre volée in Histoires extraordinaires, trad. fr., Paris, Garnier, 1962, pp. 65-84. Dans Un ange passe (1975), l’un des films de Philippe Garrel de la période Underground, il est explicitement fait mention à cette nouvelle de Poe (et au fameux séminaire que Lacan a pu donner à partir de lui).

531.

Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 200.

532.

Ibid., p. 201.

533.

Marianne, au contraire, pour exprimer sa peur de ne pas voir revenir Gérard, le comparait à « un oiseau, toujours prêt à s’envoler. » [séq. 8].