La deuxième grande conséquence de la systématisation des « entre deux personnes » – la première en réalité qui soit totalement inhérente au processus – est l’exhibition des différents types de rapport que chacun des personnages entretient avec les trois autres. La systématisation des « entre deux personnes » acquiert ici un caractère de réelle nécessité parce que seule cette systématisation permet de passer en revue l’intégralité des rapports. De plus, cette systématisation permet de faire émerger le talon d’Achille parmi tous ces « entre deux personnes », la faille au cœur de la totalité : l’« entre deux personnes » problématique Lolla/Gérard, dont le rapport équivoque rend singulièrement concrète la hantise sourde et abstraite qui étreint tous les personnages. Mais l’exhibition des rapports, contrairement à un réseau spatialisé, ne saurait s’abstraire de l’ordre d’enchaînement à travers lequel l’époque nous fait passer d’un « entre deux personnes » à l’autre. C’est restituée dans cette sorte de tourniquet où un « entre deux personnes » cède la place à un autre selon un ordre imposé que l’exhibition de tous les rapports prend son sens.
Après ce que la dramaturgie classique appellerait l’exposition des deux couples amoureux, le premier « entre deux personnes » à paraître est celui formé par Gérard et Martin. Dès cette séquence, c’est un rapport de profonde amitié qui se dessine entre les deux hommes comme le font entendre l’intimité du propos, le caractère très personnel des confidences de Martin et la douce ironie qui traduit leur connivence. Mais ce rapport d’amitié ne parvient pas à occulter une différence majeure entre eux deux, différence qui va largement contribuer à dramatiser la suite du processus de systématisation. Cette différence repose sur leurs vues antinomiques quant à « l’interchangeabilité des femmes ». Gérard croit à la possibilité de rencontrer effectivement la femme idéale, ce qui dès cette première époque de J’entends plus la guitare l’inscrit en puissance dans une recherche effrénée qui l’amènera, comme le prophétise justement 536 Martin, à ne pas arrêter de changer de femme. Martin, au contraire, s’est résigné à créer mentalement sa femme idéale : il considère de ce fait que Lolla « pourrait être une autre », parce qu’incapable de correspondre à « idéal féminin », pour le dire à la manière d’un autre peintre – le Maxence des Demoiselles de Rochefort 537 . C’est la raison pour laquelle Martin, croyant de fait à « l’interchangeabilité des femmes », refuse de se soumettre à cette « interchangeabilité », parce que nécessairement vaine et toujours décevante par rapport aux espérances de l’idéal. Paradoxe : entre les deux hommes, c’est celui qui croit à « l’interchangeabilité des femmes » qui n’accepte pas de rentrer dans la danse, quand celui qui veut distinguer « l’existence en elle-même » de chacune, comme Gérard le dit de Lolla, et ne croit pas à leur « interchangeabilité » se soumettra à la ronde du changement.
Cette question de « l’interchangeabilité des femmes » ne peut, en tout cas, que venir dramatiser le nouvel « entre deux personnes » qui suit : celui formé par Lolla et Gérard. C’est précisément la possibilité d’un changement de femme pour Gérard qui semble être l’enjeu tacite de cet « entre deux personnes ». Le rapport qui s’établit entre Lolla et Gérard à cette occasion est en effet plus qu’équivoque, comme le suggère le trouble de Gérard : incapable ou à peu près de regarder Lolla, son comportement traduit une gêne qui invite à spéculer sur ses sentiments. Mais l’attitude même de Lolla n’est pas sans alimenter l’équivoque : ses regards insistants, ainsi que les sourires qui s’ébauchent sur son visage, peuvent apparaître comme les signes, peut-être inconscients, d’une femme cherchant à attirer l’attention sur ses charmes. Le silence total dans lequel baigne la séquence une fois Martin parti, silence que les comportements des deux protagonistes invitent à lire comme lourd de sens 538 , favorise lui aussi que se lève dans l’esprit du spectateur le soupçon d’une ambiguïté de sentiments. Enfin, le choix de filmage en deux plans, loin de casser une mise en rapport possible des deux personnages, finit au contraire de renforcer aux yeux du spectateur l’équivoque qui naît entre eux en troublant le jeu d’action-réaction qui viendrait peut-être démentir cette équivoque.
Ainsi, la mise en scène donne à ce qui a lieu dans l’« entre deux personnes » Lolla/Gérard un caractère problématique qui en fait le nœud du dispositif de systématisation. Ce qui se joue à ce moment là d’un point de vue dramatique, c’est la mise à l’épreuve des deux couples à travers une possible « complémentarité des caractères » de Lolla et Gérard, pour reprendre l’expression dont usait Philippe Garrel à propos de Marie pour mémoire. Dans le trouble et l’équivoque du rapport qui s’installe entre eux, ce sont les deux couples respectifs auxquels ils appartiennent qui sont, en puissance, menacés de rupture. C’est bien le sens de la fureur jalouse de Marianne, dans la séquence suivante, que de confirmer qu’il y avait dans la co-présence de Lolla et Gérard menace potentielle. Que cette jalousie soit peut-être irrationnelle, qu’elle soit peut-être infondée, comme le soutient Gérard, c’est précisément ce que l’équivoque du rapport qui s’établit entre Lolla et Gérard ne permet pas de trancher, ce qui rend la menace dont il est porteur durablement prégnante. De la sorte, l’« entre deux personnes » Lolla/Gérard constitue un point d’ancrage pour la peur de voir finir les couples, non parce qu’il en représenterait le fondement – de manière significative, c’est avant cet « entre deux personnes » que Martin le premier parle de la peur de la fin de l’amour – mais parce qu’il lui donne l’occasion d’occuper le devant de la scène.
Les deux derniers « entre deux personnes » inédits qui suivent, et la nature des rapports qui s’y jouent, poursuivent alors la logique amorcée tout en la parachevant. Entre Marianne et Martin, il est d’abord notable que le rapport installé entre eux est sans équivoque. Paradoxalement, c’est parce que leurs attitudes traduisent de la tendresse et une réelle intimité (la séquence s’ouvre sur Marianne, allongée, la tête posée sur les jambes de Martin et, après que Martin s’est éloigné un moment, s’achève sur un retour à la même position) que le rapport apparaît clairement débarrassé de toute ambiguïté : Marianne et Martin s’autorisent une proximité corporelle précisément parce qu’elle ne prête pas à conséquence. La complémentarité des caractères, si elle a lieu, se fait sur le plan de l’amitié. La conversation qui s’amorce entre eux lève de toute façon l’hypothèque sentimentale : Marianne parle de Gérard et c’est de l’amour de ce dernier pour elle dont il est d’abord question. Cet « entre deux personnes » apporte ainsi une confirmation en acte au refus de Martin de changer de femme, précisément parce qu’elles sont interchangeables. L’enjeu de ce rapport sans équivoque et dépassionné est alors de ramener la peur sur le terrain plus conceptuel du discours, mais d’un discours qui découle en droite ligne de la mise à l’épreuve des couples ; un discours qui en tire les conclusions. Martin, en définissant l’amour comme « la peur de ne plus être aimé », donne du sens et même tout son sens à la jalousie irrationnelle de Marianne. Il exprime en effet une consubstantialité de la peur et de l’amour qui révèle l’incapacité ontologique dans laquelle se trouvent les quatre personnages amoureux d’échapper à la peur. Être amoureux, c’est nécessairement avoir peur et ce sentiment de peur ne peut que s’exacerber dès lors que la condition minimale d’une possible mise en danger de l’amour apparaît chez Garrel : à savoir, la simple co-présence d’un homme et d’une femme à l’écart des autres, dans un rapport équivoque. La fragmentation du « bloc quatre personnes » trouve ici sa pleine justification.
Le refus de Marianne de considérer comme valide la définition de Martin ne saurait en annuler la part de vérité 539 . D’abord parce que ce refus n’est pas un rejet de la définition, mais uniquement le constat de son manque d’amplitude : l’amour pour Marianne n’est pas seulement « la peur de ne plus être aimé », mais aussi « beaucoup d’autres choses, des millions d’autres choses ». Ensuite, parce que ce refus a moins pour conséquence d’opposer Marianne et Martin (il est symptomatique que ce dernier répète « beaucoup d’autres choses » en imitant l’accent de Marianne, ce qui prolonge leur complicité dans le rire) que de dramatiser l’« entre deux personnes » suivant entre Marianne et Lolla, dramatisation qui à elle seule explique l’enchaînement dans cet ordre de ces deux derniers « entre deux personnes ». Il est frappant, en effet, que le refus qu’exprime Marianne l’amène à formuler sa propre définition de l’amour dans des termes qui prennent le contre-pied d’une proposition de Lolla lors de sa discussion avec Martin. Si Lolla affirmait, en effet, qu’aimer, sans savoir exactement ce que cela signifie, peut au moins vouloir dire « qu’on a envie de le dire » lorsqu’on dit à l’autre qu’on l’aime, Marianne considère au contraire que l’amour « c’est tout ce qu’on ne peut pas dire ». Une antinomie évidente se dessine entre les deux formules qui invite à supposer une antinomie de caractère radical entre les deux femmes. Une telle antinomie mérite évidemment d’être relevée dans le dispositif de systématisation des « entre deux personnes » parce qu’elle paraît contredire les vues de Martin sur l’interchangeabilité des femmes et, a contrario, s’accorder aux vues de Gérard qui cherche à les distinguer.
Entre Marianne et Lolla, c’est avant tout un rapport d’inimitié qui s’affiche. Il n’est guère difficile de comprendre que Marianne considère Lolla comme une rivale, ce qui l’empêche de « l’aimer beaucoup », euphémisme qui laisse entendre combien elle la hait. Mais l’exhibition de cette inimitié, si elle confirme de prime abord l’antinomie entre les deux femmes, a aussi pour vertu de rendre crucial un point commun entre elles qui semble cette fois confirmer les vues de Martin sur l’interchangeabilité des femmes. Une fois que Lolla a avoué à Marianne sa peur de voir finir le paradis de Positano, cette dernière, dans un moment d’ironie dramatique un peu cruel, lui répète mot pour mot les paroles de Martin sur l’amour en les adaptant au bonheur. Or, dans ce jeu de dupes, c’est surtout la manière dont Lolla exprime son refus de considérer le bonheur comme la seule « peur de ne plus être heureux » qui résonne : « Non, c’est beaucoup d’autres choses », dit-elle, employant exactement la même formulation que celle de Marianne. Dans cet échange inconscient de formulation, dans ce passage de relais non concerté, c’est bien une preuve en acte de l’interchangeabilité féminine qui paraît se manifester.
Antinomiques ou interchangeables, Lolla et Marianne ? Aucun élément ne permet de trancher entre l’une ou l’autre de ces propositions, ce qui ne peut pas non plus amener à conclure qu’elles seraient paradoxalement antinomiques et interchangeables. Le dispositif de systématisation des « entre deux personnes » s’achève donc sur un « entre deux personnes » qui rend pareillement valides ou fausses les vues de Gérard et Martin. Ainsi, le dispositif pourrait n’apparaître que comme un jeu au service d’une rhétorique vaine si l’annulation réciproque des vues sur les femmes des deux hommes ne permettait que ne subsiste le point essentiel que ce dispositif aura servi à mettre en évidence : le sentiment de peur, lié à l’amour, inhérent à tous les personnages. Aucun d’eux n’échappe à cette peur qui semble bel et bien circuler comme une onde. Les quatre protagonistes de Positano ont « la peur de ne plus être aimé » en partage, ce qu’achève de confirmer la troisième et dernière grande conséquence du dispositif de systématisation des « entre deux personnes ».
Rappelons que dans J’entends plus la guitare, Gérard a des relations sentimentales ou sexuelles avec cinq femmes : Marianne, Lolla, Linda, Aline et Adrienne.
On sait, en effet, que dans Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy (France, 1967), le peintre Maxence (Jacques Perrin) a peint une toile représentant son idéal de femme qu’il a intitulé « idéal féminin ». Mais, contrairement à Martin, ce jeune peintre finit, in extremis, par rencontrer l’incarnation terrestre de cet « idéal féminin » en la personne de Delphine Garnier (Catherine Deneuve).
Le fait de retrouver dans la deuxième époque de J’entends plus la guitare, Lolla chez Gérard après qu’elle a quitté Martin, ne fait rétrospectivement que confirmer combien ce silence pouvait être lourd de sens.
Il est à ce titre intéressant de souligner que, parmi les nombreuses définitions qui sont avancées par les personnages de J’entends plus la guitare, la définition de Martin est celle qui a eu la plus grande fortune critique, comme si se manifestait là la preuve de sa justesse. Didier Péron, par exemple, dans son article sur Le Cœur fantôme, écrit ainsi : « Garrel reprend la litanie des vieilles questions et des doutes inusables : la Paternité, le Bonheur, le Deuil, le Travail. Et par-delà les catégories, ou les recouvrant toutes : l’Amour, c’est-à-dire la peur de ne plus être aimé, quand les preuves qu’on vous donne ne suffisent plus […]. » Cf. art. cit. (www.liberation.fr).