Cette troisième conséquence est l’émergence prépondérante de la forme du croisement. Youssef Ishaghpour souligne qu’« […] aucune forme ne peut se créer sans ce qui est la base élémentaire de la forme : la récurrence, le retour, la répétition, différenciés […]. » 540 Si l’on suit Youssef Ishaghpour sur ce point, c’est dans la récurrence de ses manifestations variées qu’une forme devient véritablement forme. Or la systématisation des « entre deux personnes » fait revenir autant de fois qu’il est possible de façon différenciée la forme du croisement. Ainsi, le croisement se forme et se reforme, s’imposant comme la forme-matrice de l’époque. Mais il est notable que cette forme-matrice du croisement se retrouve aussi à un autre niveau que le dispositif de systématisation des « entre deux personnes » : au cœur de la séquence en montage alterné où éclate la crise de jalousie de Marianne [séq. 6]. Une telle figure de montage, par sa rareté dans les films de la quatrième période 541 et parce qu’elle fait un usage particulier de la forme-matrice du croisement, retient l’attention.
Cette séquence, composée de quatre plans montés en alternance, croise deux mini-séries 542 . La séquence débute au petit matin, sur un plan rapproché du visage de Martin, à peine réveillé, en train de se servir de café. C’est par une question posée à Martin – « tu as bien dormi ? » – que la présence de Lolla est manifestée au spectateur. Martin répond un « ouais » pas très convaincu et, juste après que l’on a à peine entendu Lolla dire « Moi aussi… mais je me rappelle pas de mes rêves », les cris acousmatiques de Marianne retentissent – « Moi je m’en fous… Je peux me tirer si ça continue, parce que là si c’est ça l’amour, je n’en veux plus ! » – avant que le plan suivant ne nous la donne à voir en train de se quereller avec Gérard dans leur chambre. Marianne, en pleine crise de jalousie, au bord de l’hystérie, fait l’effet d’une furie devant laquelle Gérard paraît bien pâle, parlant tout bas, obligé de justifier son comportement. La mise en scène interne de ce plan-moyen – Marianne au premier plan qui va et vient, incapable de contenir sa peine et sa rage, Gérard relégué au second-plan, quasiment le dos au mur comme un boxeur dans les cordes – relayée par la mobilité de la caméra qui bouge au diapason des déplacements de Marianne et le point focal qui, strictement fait sur Marianne, rend parfois Gérard flou, renforce le déséquilibre des rapports de force entre les deux protagonistes si bien que Gérard paraît tout autant victime d’une scène que de la scène. Entre deux phrases de Gérard, on peut entendre la voix hors champ, presque imperceptible 543 , de Lolla demandant : « Il est froid ou chaud ? » Après que Gérard a rétorqué à Marianne qu’il ne voyait pas pourquoi elle disait ça, la séquence fait retour sur la mini-série petit déjeuner. Le regard de la caméra est braqué au départ sur le visage de Lolla : elle qui n’était que présence vocale se fait désormais visible. Mais très vite le visage de Martin apparaît dans le champ alors qu’il est en train de pouffer de rire, avant que la caméra n’effectue un léger panoramique sur la gauche, pour venir inclure franchement son visage dans le cadre, après que Lolla lui a dit qu’il était bête. La bonne humeur de ce couple et leur évidente connivence tranche radicalement dans ce plan avec l’extrême tension qui régnait dans le plan précédent. La séquence revient alors une dernière fois sur la mini-série Marianne/Gérard. Le plan, identique formellement au précédent, semble au départ ne faire qu’entériner l’état de querelle dans lequel se trouvent les deux amants : Marianne se lance dans une nouvelle pointe de rage furieuse – « Ah, oui ! Et qu’est-ce que tu crois que je peux penser toute seule dans la chambre toute la nuit pendant que tu es coincé avec elle ? Aux petites étoiles ? » – après que Gérard lui a répliqué qu’elle ne pouvait pas vraiment penser ce qu’elle dit. Mais, en définitive, ce plan ébauche l’espace d’une réconciliation possible lorsque, avec un humour pincé, Gérard souligne l’erreur de français de Marianne qui emploie « coincé » pour « fourré ». Réconciliation que le plan suivant – qui appartient déjà à une autre séquence – se charge de confirmer en montrant Marianne et Gérard, nus, dans leur lit, sans doute après qu’ils ont fait l’amour.
Dans cette séquence, il convient d’être attentif aux manifestations sonores qui, sans être complexes, sont assez singulières. À la fin du premier plan de la séquence, en effet, le spectateur peut facilement reconnaître la voix de Marianne qu’il a déjà entendue auparavant, mais une petite énigme s’installe. La zone d’émission des cris n’étant pas localisée, on ne sait pas pendant le laps de temps d’acousmatisation de ces cris quel statut leur conférer. Pour reprendre la distinction de Michel Chion, cette voix hésite entre un statut de « son off » et un statut de son « hors-champ » 544 . Ce n’est que lorsqu’apparaît le plan montrant Marianne et Gérard, que le statut sonore de ces cris s’ancre définitivement : il s’agissait bien d’une voix hors-champ. Mais si une telle hésitation a pu se produire, c’est en raison du volume sonore des cris de Marianne. Ils apparaissent nettement amplifiés, presque réverbérés quand ils se font entendre sur le visage de Martin, précisément comme le serait un son monté off. En outre, cette amplification apparaît encore plus manifeste et frappante après coup lorsque, dans le plan montrant Marianne et Gérard, la voix de Lolla se fait entendre lointaine et étouffée, comme une présence sonore acousmatique presque subliminale. Sans évidemment savoir exactement comment les choses se sont déroulées dans les faits, on peut, sans trop de risque, faire l’hypothèse qu’il y eut deux sources de prise de son lors du tournage de ces deux séquences. Une source proche de Lolla et Martin et une source proche de Marianne et Gérard. De ce fait, au moment du débordement des cris de Marianne sur le premier plan montrant Martin, c’est sans aucun doute le son de la prise proche des cris qui a été choisi pour être monté sur ce plan, selon un choix de montage non réaliste. À la fin du plan, deux sources sonores sont alors en jeu, dont l’une (celle proche des cris de Marianne) paraît faire ingérence dans l’espace sonore du plan : effraction sonore à la mesure de la violence verbale dont fait preuve Marianne. En revanche, sur les plans donnant à voir Marianne et Gérard, c’est aussi le son de la prise proche de ces deux protagonistes qui est restitué. En conséquence, le son de la voix de Lolla est transmis au spectateur dans une dimension d’éloignement réaliste qui rend sa présence proche du dérisoire, sur le plan dramatique tout au moins.
Youssef Ishaghpour et Jean-Luc Godard, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle (1) in Trafic n° 29, printemps 1999, p. 19.
Notons, toutefois, que cette figure de montage se retrouve dans la deuxième époque de J’entends plus la guitare, lorsque Marianne et Gérard vont chercher Thomas chez sa grand-mère.
On ne peut parler que de mini-séries et non de séries tout court, parce qu’elles ne sont composées chacune que de deux plans.
Techniquement, sur la copie vidéo sur laquelle nous avons travaillé, il faut beaucoup augmenter le volume sonore du téléviseur pour que cette voix devienne perceptible.
Michel Chion, Le Son au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma-Éditions de l’étoile, coll. « Essais », 1985, pp. 32 et suivantes. Rappelons que pour Michel Chion la distinction entre son in, son hors-champ et son off s’effectue « par rapport à une image, et dans ce rapport même, à l’instant où il s’établit » (p. 33) et que la distinction entre hors-champ et off, qui peut parfois être très problématique parce que dans les deux cas la source d’émission du son est acousmatique, s’effectue en fonction de la contiguïté spatio-temporelle (hors champ) ou non (off) de la source d’émission du son par rapport à l’espace-temps du champ.